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1955 : Quand les députés communistes votaient contre « l’état d’urgence ». Interventions de Robert Ballanger et d’Alice Sportisse, députés communistes (PCF et PCA).

Les textes des interventions de nos camarades – en lien ci-dessous – sont repris du Journal officiel des débats de l’Assemblée nationale du 31 mars 1955. Ils ont été retranscrits depuis les microfilms par JP pour notre site vivelepcf.fr
INTERVENTION DE ROBERT BALLANGER – ETAT D’URGENCE 1955
INTERVENTION D’ALICE SPORTISSE – ETAT D’URGENCE 1955

 

Nous laissons chacun mesurer sur le fond, et même sur la forme, l’écart béant entre les expressions communistes d’alors et l’alignement des députés actuels du Front de gauche ou de Pierre Laurent sur les mêmes dispositions « scélérates », aujourd’hui reprises par Hollande et Valls alors que le sang des victimes des terribles attentats du 13 novembre est à peine sec.

En 1955, Robert Ballanger explique notamment le besoin du pouvoir de l’époque de créer une légalité d’exception entre l’état normal et l’état de siège, difficile à proclamer sauf cas de guerre ou coup d’Etat. L’état d’urgence, qui va même au-delà, dans certaines de ses dispositions, de l’état de siège permet d’accroître encore la répression en Algérie mais aussi en France contre le mouvement social.

Pour sa part, Alice Sportisse dénonce les pratiques d’exception, la répression déjà terrible – et qui ne s’embarrasse pas du respect de la légalité – pratiquée par les autorités françaises dans la colonie algérienne, 5 mois après les événements du 1er novembre 1954. Elle porte les propositions des communistes d’Algérie et de France pour « l’édification d’une république algérienne ». Elle dénonce aussi – déjà – combien la répression en Algérie, que l’état d’urgence va renforcer et couvrir, sert de prétexte à la tentative de mise au pas des libertés en France, de la contestation de la politique de soumission aux intérêts du capital et de l’impérialisme atlantiste.

En 1955, il y avait des députés communistes !  

1955 : Quand les députés communistes votaient contre « l’état d’urgence ». Intervention d’Alice Sportisse, députée d’Oran

31 mars 1955. Retranscription depuis le Journal officiel des débats – Assemblée nationale, d’après le microfilm, par JP pour vivelepcf.fr

ASSEMBLEE NATIONALE – PREMIERE SEANCE DU 31 MARS 1955

ETAT D’URGENCE – Suite de l’examen d’un projet de loi. Intervention d’Alice Sportisse (du Parti communiste algérien) pour le groupe communiste

M. le Président. La parole est Mme Sportisse (applaudissements à l’extrême-gauche)

Mme Alice Sportisse. Mesdames, messieurs, le plan du gouvernement avait été minutieusement préparé en vue d’obtenir un vote surprise de l’Assemblée et pendant que l’attention générale se portait sur la discussion des accords de Londres et de Paris, au Conseil de la République.

De plus, il a choisi la semaine précédant les vacances parlementaires pour surprendre la vigilance de certains de nos collègues déjà préoccupés par d’autres activités dans leur circonscription. Mais ce plan a en partie échoué parce que nous avons réussi à faire reporter ce débat d’une semaine. Cependant, il n’en demeure pas moins qu’en une semaine – et quelle semaine ! – le peuple de France et le peuple algérien n’ont guère eu le temps de manifesté leur opinion.

Malgré cela, par en juger par les réactions de la presse, même modérée, en France, par les nombreuses protestations qui s’élèvent de toute part – plus particulièrement parmi les travailleurs manuels et intellectuels – l’émotion que soulève un tel projet est intense. En Algérie, cette émotion est à son comble. Elle se traduit par des centaines de télégrammes et de résolutions envoyés à notre Assemblée.

Le Gouvernement ne pouvait pas penser qu’il en serait autrement. C’est pourquoi il a essayé de faire ce mauvais coup à l’improviste.

Ces textes sont d’une exceptionnelle gravité. Ils n’ont pas leur équivalent dans l’histoire du Parlement français depuis la fin du siècle dernier. Ils ont une portée générale et nos collègues de France ont raison d’en être inquiets.

L’état d’urgence pourrait être demandé par le gouvernement après qu’il aurait réussi à créer artificiellement, comme il l’a fait en Algérie, une atmosphère propice, pour tout ou partie du territoire de la métropole, à l’occasion d’une manifestation de mécontentement de telle ou telle partie de la population.

M. Antoine Serafini. Ceux qui ont été tués l’ont-ils été artificiellement ?

Mme Alice Sportisse. En l’occurrence, ils ont raison de qualifié ce projet de loi de projet fasciste, car il vise purement et simplement à supprimer toutes les libertés publiques et individuelles et à instaurer l’état policier, précurseur du régime fasciste.

Ce sentiment qu’éprouvent nos collègues de France – plusieurs d’entre eux l’ont exprimé à cette tribune – est d’autant plus légitime que la situation en Algérie – M. l’abbé Gau l’a montré – est le prétexte choisi pour permettre au gouvernement de se forger une arme redoutable contre le peuple de France lui-même.

En effet, la situation en Algérie ne peut être qu’un prétexte car si l’on examine cette situation sous ses divers aspects, on constate que, même en se plaçant au point de vue du gouvernement, celui-ci n’avait nullement besoin de faire voter de tels textes.

C’est pourquoi j’adjure l’Assemblée de ne pas se laisser influencer par les exagérations et les inventions de toutes sortes qui ont été répandues dans les couloirs par les soutiens très zélés du Gouvernement. Dont certains élus d’Algérie surtout aveuglés par leur haine colonialiste ou par leur peur maladive de voir quelque chose changer en Algérie (Applaudissements à l’extrême-gauche).

Il ne faut pas, mesdames, messieurs, que l’arbre cache la forêt et que certains d’entre vous, croyant voter un texte destiné, dans leur esprit, à une colonie – encore que son contenu soit d’une gravité lourde de conséquences – puissent se rendre complices d’une entreprise gouvernementale dirigée vers un tout autre but.

Nous sommes en droit de dire ici qu’en ce qui concerne l’Algérie, ce gouvernement, tout comme son prédécesseur – à qui d’ailleurs, il attribue la paternité de ces dispositions scélérates – n’a pas attendu d’être en mesure de décréter l’état d’urgence pour agir à sa guise, avec les moyens les plus étendus. Mais il est évident qu’il entend profiter du vote du Parlement pour amplifier encore la répression et l’arbitraire.

Plusieurs interpellations ont déjà été discutées ici, depuis novembre. Chaque fois, le Président du Conseil ou le ministre de l’intérieur ont apporté les mêmes affirmations, à savoir que le Gouvernement avait pris toutes les mesures de la plus implacable répression.

Au cours du débat du 12 novembre dernier, par exemple, le président du conseil, M. Mendes-France s’exprimait ainsi : « le premier devoir de cette solidarité nationale que le Gouvernement a la charge de traduire par ses actes, consiste à affecter tous les moyens nécessaires au rétablissement ou au maintien de l’ordre public. »

Il ajoutait :

« Des forces de sécurité supplémentaires, des renforts militaires, ont été immédiatement envoyés sur place dans les heures mêmes qui ont suivi les premiers attentats ; d’autres sont acheminés en ce moment ; d’autres viendront encore et autant qu’il en faudra et même plus…

Vous pouvez être certains, en tout cas, qu’il n’y aura, de la part du Gouvernement, ni hésitation, ni atermoiements, ni demi-mesures dans les dispositions qu’il prendra pour assurer la sécurité et le respect de la loi. »

Ces déclarations, réitérées au cours des débats suivants par ce même président du conseil, ainsi que par d’autres ministres, ont été confirmées dans les faits. Actuellement, l’appareil de répression envoyé en Algérie comprend plus de 100.000 hommes de troupe et de forces supplétives. L’appareil policier a été considérablement renforcé. Le budget de l’Algérie en sait quelque chose puisqu’il a été porté, cette année, de 6.851 millions de francs à 10.561 millions, alors qu’au titre des constructions de la santé publique, il n’est que de 2.612 millions.

Vous voulez aujourd’hui déférer devant les tribunaux militaires les milliers d’Algériens arbitrairement arrêtés. Pourtant, les tribunaux civils sont allés vite en besogne, ils ont agis avec la célérité qui leur était demandée par le gouvernement.

Le ministre de la justice, M. Robert Schuman, citait des chiffres tout dernièrement devant la commission de la justice. Au 1er janvier, on comptait 1300 inculpés ; au 1er février 2404 inculpés et 2298 détenus ; au 1er mars 1475 inculpés et 1375 détenus. La différence de ces derniers chiffres avec ceux du 1er février, c’est-à-dire près d’un millier d’inculpés, représente près d’un millier d’affaires jugées en un mois. Que voulez-vous de plus comme célérité et rapidité de la justice ?

Quant à l’argument qui consiste à dire que cette énorme organisation répressive, sur les plans militaire et administratif, comme sur les plans politique et judiciaire, était limitée dans ses mouvements par la loi, jugée insuffisante pour les besoins de la situation, je pose la question : à quel moment depuis le mois de novembre et avant novembre, l’existence ou l’inexistence d’une loi a-t-elle empêché les pouvoirs publics d’agir en Algérie hors de la légalité ?

Qu’il s’agisse de la détention des présumés coupables, des suspects, la police garde entre ses mains des hommes ainsi arrêtés pendant des jours et des jours, pendant des semaines parfois, pour obtenir des aveux au moyen de la torture. Ces agissements ne constituent pas quelques cas particuliers. M. l’abbé Gau a eu raison de le de souligner, ils sont entrés dans les habitudes.

Dans le domaine de la liberté d’expression, est-ce que le gouverneur général, le préfet d’Alger se sont parfois gênés pour saisir les journaux, sans notification, sans motif, comme ce fut le cas pour le numéro du 7 novembre l’Alger Républicain, sans avoir même connaissance du contenu du journal puisque les policiers attendaient sa sortie à l’imprimerie ou bien essayaient même de saisir les plombs ?

Quant aux opérations militaires dans les Aurès, les paysans auressiens pourraient vous renseigner si seulement vous daigniez les interroger. Eux qui ont dû abandonner leur foyer et leur village, leurs récoltes et leur bétail, eux qui assistent journellement à l’incendie de leur demeure, pourraient vous dire que les militaires sont les maîtres absolus de toute une région où ils font régner la désolation, où ils se livrent à tous les sévices, y compris l’enlèvement des femmes et des jeunes filles, des familles dont les chefs ne défèrent à leurs ordres.

Le couvre-feu existe, le contrôle des routes et des chemins aussi ; des zones sont interdites à toute circulation de personne et de véhicule ; les hommes, avec leurs bêtes, sont réquisitionnés journellement pour guider les militaires dans leurs patrouilles. Bien entendu, la population n’a le droit que de se taire et de mourir de faim, privée de ses foyers, de ses moyens d’existence, pendant que les forces de répression dilapident ses biens si péniblement amassés.

C’est cela que je suis allée constater moi-même dans les Aurès en accompagnant une délégation de notre parti communiste algérien. Quand on entend M. Genton évoquer les ruines de Timgad ou de Lambèse, on ne peut s’empêcher de penser qu’il s’agit d’une amère dérision quand on sait que ces témoignages grandioses du passé sont aujourd’hui transformés en camps guerriers et que, par exemple, le livre d’or du musée de Timgad est devenu un  registre de contrôle militaire.

Dans le domaine des libertés les plus élémentaires reconnues par la Constitution, proclamées comme étant inviolables et sacrées, telle la liberté d’opinion, les tribunaux en Algérie ne condamnent-ils pas depuis des années, des militants communistes, nationalistes, syndicalistes, en vertu du fameux article 80 parce qu’ils ont simplement écrit un article dans lequel ils ont eu l’audace d’employer le mot « liberté », parce qu’ils ont présidé une réunion ou participé à la réduction d’un tract imprimé et diffusé légalement ?  C’est ainsi que les dirigeants de notre parti sont condamnés pour ces motifs à de nombreuses années de prison et à des millions de francs d’amende.

Par conséquent, le Gouvernement ne pourra faire croire à un seul Algérien qu’il avait besoin d ‘une nouvelle loi d’exception pour réprimer le mouvement national et démocratique algérien. Il faudrait, d’ailleurs, que le Gouvernement fût lui-même convaincu. Il ne le semble pas quand on lit l’exposé des motifs du projet et que, d’autre part, le ministre de l’intérieur déclare aux journalistes qu’il ne faut pas s’exagérer la gravité de la situation, qu’il n’y a, dans toute l’Algérie, que 400 à 600 rebelles organisés et disposant d’armes généralement rudimentaires.

On se demande alors où le Gouvernement veut en venir avec ce monstrueux projet qui devient, pour l’immédiat, un texte d’exception pour l’Algérie, puisque, dans sa hâte de le faire aboutir, le Gouvernement a accepté de fondre en un seul texte les deux projets qu’il avait primitivement déposés dont l’un précisait les conditions dans lesquelles devait s’appliquer éventuellement l’état d’urgence en France, en Algérie et dans les départements d’outre-mer et dont l’autre proclamait l’état d’urgence pour l’Algérie seulement. Aujourd’hui, on soumet à l’Assemblée un seul texte qui prévoit, dans son titre deux, l’application de l’état d’urgence à l’Algérie. Par ce seul fait, le Gouvernement et sa majorité font la démonstration du caractère fallacieux, je dirais hypocrite, des formules dont ils usent et abusent : « l’Algérie, c’est la France », «les Algériens musulmans sont des citoyens français égaux à tous les autres ».

Oserez-vous, avec un tel texte, vous présenter encore devant le peuple algérien en lui disant qu’il est l’égal du peuple de France, qu’il ne fait l’objet d’aucune discrimination ?

La vérité, c’est que vous traitez ce peuple comme vous l’avez toujours fait. Vous pensez que vous avez tous les droits sur lui parce que, pour vous, l’Algérie doit rester une colonie, une chasse gardée des seigneurs des mines, des terres et des banques (interruptions à droite et au centre).

Au surplus, par sa position stratégique importante, dans le dispositif des impérialistes du pacte de l’Atlantique, le peuple algérien doit être réduit au silence et consentir à ce que son pays serve de base aérienne et navale pour la guerre que vous préparez contre les pays socialistes et l’Union soviétique, à ce que l’Algérie fournisse les matières premières stratégiques et serve de terrain d’expériences. Pour cela, vous la donnez en partage, sous le couvert de l’Eurafrique, aux impérialistes allemands et américains.

Votre loi scélérate est la suite logique du réarmement de l’Allemagne…

M. Raymond Dronne. Les scélérats sont ceux qui encouragent les assassins.

Mme Alice Sportisse. … car il vous faut faire face à l’opposition grandissante qui s’élève en France et en Algérie contre cette politique violemment réactionnaire et violemment colonialiste.

Le Gouvernement montre ainsi son incapacité à régler les problèmes qui se posent et votre projet d’état d’urgence ne traduit pas une position de force. Bien au contraire, auriez-vous besoin d ‘une législation répressive d’exception si vous étiez assurés de l’appui des masses populaires ?

N’est-ce pas précisément parce que vous craignez la force de l’opinion publique que vous avez recours à la répression appuyée sur l’illégalité devenue loi.

Pourtant vous auriez pu déjà tirer des leçons de ce qui se passe dans les trois pays d’Afrique du Nord et comprendre ainsi que la répression, la force n’ont rien résolu, qu’elles ne peuvent rien résoudre.

M. Félix Kir. Alors qu’elle est la solution ?

Mme Alice Sportisse. Au peuple tunisien, le gouvernement précédent a fait des promesses solennelles à la suite desquelles des négociations ont été entreprises entre les représentants des deux pays, négociations que le peuple tunisien a exigées par sa lutte et ses sacrifices.

Il y aurait beaucoup à dire de la manière dont celles-ci sont menées et de l’attitude louvoyante du gouvernement français en ce qui concerne les points sur lesquels elle porte. Mais enfin, il y a discussion et le peuple tunisien espère, sans s’illusionner pour autant.

Voyons, en revanche, ce qui se passe au Maroc. Rien n’a été entrepris. L’état d’exception se prolonge avec toutes ses conséquences. La répression est féroce et sanglante. Tout cela abouti à une aggravation angoissante de la situation. Des victimes innocentes tombent chaque jour à cause de cette politique stupide.

Votre projet ne tend qu’à rien d’autre qu’à aggraver l’insécurité qui règne en Algérie. Il risque d’approfondir la division entre Musulmans  et Européens, entre l’Algérie et la France.

Nous lutterons quant à nous contre l’application de ces mesures, de toutes nos forces, et, avec nous, tous les Algériens musulmans et européens qui se prononcent et qui luttent quotidiennement pour la défense des libertés, en Algérie contre la répression (applaudissements à l’extrême-gauche).

C’est maintenant une évidence que ce grand mouvement qui se manifeste contre cette répression et qui exige une solution démocratique du problème algérien englobe la grande majorité du peuple, y compris les Européens.

Seuls en demeurent écartés les grands privilégiés de la colonisation, et pour cause.

Que veulent donc ces organisations populaires, ces partis politiques nationaux, ces personnalités intellectuelles, ces fonctionnaires, ces petits colons qui, par milliers signent des pétitions ? Que veulent les travailleurs algériens, sinon que le Gouvernement reconnaisse l’existence d’un problème politique en Algérie et que sa solution en soit recherchée honnêtement, loyalement, avec les véritables représentants de ce pays, issus de toutes les parties de la population, les représentants de toutes les opinions politiques et philosophiques.

Il est vrai que la situation économique et sociale de l’Algérie est alarmante. Il est vrai que ce peuple ne veut plus et ne peut plus supporter les conditions inhumaines d’existence qu’il connaît actuellement.

Quelles sont les véritables causes de  cette tragique situation ? Quels sont les motifs véritables qui ont déclenché les événements de novembre sinon les conditions imposées à ce peuple de 10 millions d’hommes et qui est le régime colonial ?

On peut lui donner le nom que l’on voudra et persister à parler des trois départements français ou de la province française d’Algérie ; on peut parler, non d’assimilation mais d’intégration; ce ne sont là que des mots.  La réalité, c’est que le peuple algérien ne connaît pas le libre exercice de ses droits reconnus par la Constitution. Il ne peut élire comme il l’entend ses représentants. La discrimination le frappe sur le plan politique puisque, bien qu’il ait une personnalité indéniable, l’affirmation de cette personnalité lui est contestée.

La majorité des éléments qui composent ce peuple, n’a pas le droit de s’instruire dans sa langue, qui est celle de sa religion, de son passé historique. Il n’a le droit à aucune instruction puisque deux millions de ses enfants sont sans école.

Il n’a pas le droit de disposer de sa terre, de ses richesses ; il n’a le droit que d’être malheureux, humilié, réduit à la misère par des lois d’exception comme celle que vous voulez voter.

Par conséquent, avant tout, le problème qui se pose en Algérie est un problème politique et c’est de sa solution que dépendent toutes les autres questions économiques, sociales ou autres.

La position de notre parti communiste algérien est connue. Nous sommes convaincus que c’est la seule juste. L’Algérie est une nation qui se forme par le mélange de vingt races et qui, dès maintenant, constitue un peuple original avec sa mentalité, son mode de vie, son passé propre et son patrimoine culturel enrichi sans cesse par l’apport de deux grandes civilisations.

L’avenir des Algériens ne peut se concevoir que dans l’affranchissement de leur état actuel de colonisés et dans la perspective pour eux de gérer eux-mêmes les affaires de leur pays.

C’est pourquoi nous voyons cet avenir dans l’édification d’une république algérienne, avec toutes les institutions qui en découlent…

M. Auguste Joubert. De telles paroles sont inadmissibles !

Mme Alice Sportisse. … qui serait unie à la France par des liens librement établis dans le respect des intérêts réciproques. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

C’est là l’aboutissement, l’objectif. Des étapes devront être auparavant franchies. C’est dès maintenant que l’une de ces étapes doit être réalisée, car elle rallie l’accord de la quasi-unanimité de la population.

A notre avis, cette étape doit consister en la dissolution de l’actuelle Assemblée algérienne qui ne représente rien, car on sait dans quelles conditions elle est élue, et en son remplacement par une Assemblée algérienne réellement élue et représentant la population proportionnellement à l’importance des différentes couches ethniques qui la composent, cette assemblée demande à avoir les pouvoir réels, de gérer toutes les affaires intérieures de l’Algérie.

Dans le moment présent, avec l’arrêt immédiat de la répression, la satisfaction des revendications des travailleurs et des classes moyennes sur le plan économique et social, la réalisation de cette revendication politique amènerait une détente certaine. C’est alors que l’on pourrait parler de confiance et d’espoir.

C’est dire que nous ferons tout pour continuer notre action dans ce sens, en nous appuyant sur les larges masses populaires, en les appelant à mener une lutte politique de masse pour la réalisation de toutes ces revendications, des plus petites aux plus grandes.

Nous voulons mener ce grand combat avec l’immense confiance que nous avons dans le peuple de France, notre ami, dans ses ouvriers, dans ses paysans, dans le parti communiste français. Nous savons que nous ne sommes pas seuls. C’est le gouvernement qui est seul ; il s’isole ; en effet, avec ses lois scélérates que nous saurons rapidement faire abroger. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

 

1955 : Quand les députés communistes votaient contre « l’état d’urgence ». Intervention de Robert Ballanger

31 mars 1955. Retranscription depuis le Journal officiel des débats – Assemblée nationale, d’après le microfilm, par JP pour vivelepcf.fr

ASSEMBLEE NATIONALE – PREMIERE SEANCE DU 31 MARS 1955

ETAT D’URGENCE – Suite de l’examen d’un projet de loi. Intervention de Robert Ballanger pour le groupe communiste

Monsieur le président. La parole est à monsieur Ballanger. (Applaudissements à l’extrême gauche) le groupe communiste à déjà presque épuisé son temps de parole. Je demande donc à monsieur Ballanger s’il a le souci de permettre aux orateurs de son groupe de défendre leurs amendements, de répondre à la brièveté que je lui adresse.

M. Robert Ballanger. Mesdames, messieurs, la presse bourgeoise, la radio, font le silence sur la teneur et les conséquences de la loi d’exception mise en discussion.

Malgré cela, le texte de cette loi, les motifs qui animent la volonté gouvernementale de la faire voter, commencent à être connus et, dans la mesure où ils sont connus, la protestation indignée monte aussitôt.

Syndicats ouvriers, Ligue des droits de l’homme, élèves de l’école normale supérieure, avocats…

M. Jean Chamant. Les avocats ? Lesquels ?

M. Robert Ballanger. … professeurs de toutes opinions, élèvent leur protestation et disent leur surprise, leur colère de voir ainsi rayées d’un trait de plume, par cette nouvelle loi scélérate, les libertés les plus fondamentales.

Ils proclament aussi leur volonté de s’y opposer et d’empêcher que notre pays fasse un pas de plus dans la dictature, dans la voie du fascisme.

D’ailleurs tout ce que fait la majorité des gouvernements qui se succèdent depuis quelques années n’à qu’un très lointain rapport avec la démocratie.

Le parti de la classe ouvrière recueille-t-il à votre gré trop de voix ? Vous imaginez une loi électorale qui permette à ceux qui ont le moins de voix d’être élus et empêche ceux qui en ont le plus de l’être.

L’opposition parlementaire, poussée par le mouvement populaire devient-elle trop forte ? Vous modifiez la Constitution.

Certains imaginent même un système dans lequel le Parlement devrait s’incliner devant le Gouvernement.

Là aussi on peut vous appliquer la formule célèbre d’Odilon Barrot : votre propre légalité vous étouffe.

En d’autres temps, les protestations légitimes des défenseurs des libertés républicaines auraient trouvé un large écho dans le Parlement. On aurait vu se dresser à leur ban des députés d’opinions différentes, mais soucieux de leur liberté. Il semble que, pour un certain nombre de collègues, cette notion des libertés publiques se soit considérablement dégradée.

Nombreux pourtant sont ceux qui, ces temps derniers, émus par plusieurs procès, ont dénoncé certaines méthodes policières. Leurs protestations – on le voit aujourd’hui  – n’étaient pas sincères. Elles cessent dès qu’elles risquent de devenir efficaces ; car enfin, si, malgré les garanties de la Constitution actuelle, des abus de pouvoir, des actes arbitraires de détentions abusives peuvent être dénoncés, quelle sera la situation quand l’arbitraire sera devenu la loi ? (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Les exemples abondent hélas ! De violations de la liberté d’opinion, de la liberté d’information, de la liberté de conscience.

Un démocrate peut-il rester insensible au fait qu’ait pu être arrêté et maintenu en prison pendant un mois un parlementaire couvert par l’immunité sous l’accusation d’un ridicule complot. (interruptions à droite.)

M. Fernand Bouxom. Béria !

M. Roger de Saivre.  Avez-vous des nouvelles de Malenkov ?

M. Robert Ballanger.  Monsieur de Saivre, vous qui avez été le directeur de cabinet du traitre Pétain, je comprends que vous soyez du côté du fascisme. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

M. Georges Caillemin.  Malenkov est un fasciste ?

M. Robert Ballanger. Des journalistes, des militants syndicaux ont été injustement détenus pendant des mois sous le seul prétexte qu’ils n’étaient pas d’accord avec le Gouvernement sur sa politique.

Hier c’était des communistes, des syndicalistes ; aujourd’hui, ce sont des journalistes d’opinions diverses qui sont poursuivis, voire détenus, incarcérés pour des articles écrits il y a deux ans. Où est la liberté dans tout cela ?

M. le ministre de l’intérieur. Elle est à la tribune ! (Rires.)

Robert Ballanger. C’est cet arbitraire que vous voulez accroître en donnant au Gouvernement les bases légales pour supprimer toutes les libertés. Ce nouveau coup contre la démocratie est si dur, le texte d’exception si monstrueux, que le Gouvernement a tenté de le faire voter à la sauvette. Si les défenseurs de la liberté avaient laissé faire, en quelques heures, dans l’ombre, le Gouvernement et sa majorité auraient fait voter la loi étranglant les libertés.

Aujourd’hui encore vous avez limité à l’extrême le débat. Quarante-neuf minutes sont imparties au groupe communiste pour dénoncer le caractère fasciste du projet et pour défendre ses amendements. Cette hâte cache mal la volonté d’escamoter le débat, de préparer un alibi à ceux qui, plus tard, diront : « nous n’avons pas vu cela, nous ne savions pas ».

Personne ne peut être dupe : il s’agit d’un texte suspendant purement et simplement toutes les libertés démocratiques, toutes les libertés constitutionnelles. C’est une législation qui s’apparente, en pire dans certains cas, aux lois d’exception de Vichy.

Chacun doit prendre ses responsabilités en connaissance de cause.

L’exposé des motifs ne fait qu’indiquer en quatre lignes qu’il s’agit de créer une législation s’appliquant à la France entière, aux départements français d’outre-mer et à l’Algérie, tout le reste est consacré à l’Algérie et à la situation qu’on y connaît actuellement.

Le Gouvernement essaie de faire croire qu’il s’agit uniquement d’une loi de circonstance. Or cela n’est pas vrai; il s’agit de créer une législation d’exception permanente pour l’ensemble du pays. Le Gouvernement veut disposer d’une arme efficace contre le peuple français. Il y a certainement corrélation entre ce texte et les dernières décisions de l’état major de l’O.T.A.N. (Interruptions à droite.)

Ce projet de loi n’est de circonstance qu’en fonction du moment choisi pour le déposer et de la volonté du Gouvernement de donner tout de suite carte blanche aux forces de répression en Algérie. Aux aspirations nationales et politiques du peuple algérien, le Gouvernement a répondu par la répression la plus violente, la plus brutale, la plus aveugle; tout cela dans des conditions d’illégalité que personne ne songe à nier. Cette répression vous semble insuffisante. Vous voulez accentuer la terreur, vous voulez donner un fondement légal aux pires exactions. Vous vous trompez si vous pensez régler ainsi les problèmes qui se posent en Algérie.

Vous n’avez rien résolu, bien au contraire, depuis novembre dernier.

La seule solution conforme à l’intérêt de la France et de l’Algérie, c’est d’arrêter la répression, de reconnaître le bien-fondé des aspirations du peuple algérien, de cesser de nier la réalité des problèmes politiques posés dans ce pays.

Il faut aussi souligner que cette loi d’exception n’est pas seulement de l’inspiration du gouvernement actuel. Je ne veux pas régler la querelle qui semble s’élever entre la majorité d’hier et la majorité d’aujourd’hui, mais je veux cependant qu’on me donne acte qu’à la réunion commune de la commission de la justice et de la commission de l’intérieur, M. Bourgès-Maunoury avait déclaré qu’il avait trouvé ce texte dans le testament de l’ancien Gouvernement; ce qui souligne la continuité politique du gouvernement Mendès-France et du gouvernement Edgar Faure et des ministres de l’intérieur M. Mitterrand et M. Bourgès-Maunoury. Ce fait pourrait contribuer, s’il en était besoin, à lever certaines illusions trop soigneusement entretenues. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Cette loi d’exception, pouvant servir dans l’immédiat pour, ou plutôt contre l’Algérie et les Algériens, est destinée aussi et surtout à lutter contre la France et les Français.

L’exposé des motifs peut aussi bien hypocritement expliquer que le texte peut servir en cas d’inondation ou d’incendie de forêt. L’argument est vraiment puéril. En quoi les perquisitions de jour et de nuit, le dessaisissement des tribunaux civils au profit des tribunaux militaires, les mesures de déportation peuvent-ils avoir un rapport quelconque avec les catastrophes naturelles dont vous parlez dans l’exposé des motifs de votre projet de loi ?

Non, monsieur le ministre, il s’agit purement et simplement de dispositions tendant à suspendre les droits constitutionnels, pour permettre au Gouvernement de briser par la force et la répression policière les aspirations profondes des masses populaires.

Aujourd’hui, ces dispositions sont destinées à vous permettre de sévir contre les démocrates et les patriotes algériens. Demain, vous vous en servirez contre la population française. Avec un tel texte, vous pourrez, demain, déclarer l’état d’urgence dans un département où les commerçants, les artisans manifesteraient leur mécontentement devant l’oppression fiscale, où les ouvriers feraient grève pour l’augmentation de leurs salaires, où les paysans lutteraient pour l’amélioration de leurs conditions d’existence. C’est une arme de lutte contre le peuple que vous demandez à l’Assemblée nationale de voter.

M. le ministre de l’intérieur. Monsieur Ballanger, voulez-vous me permettre de vous interrompre ?

M. Robert Ballanger. Je vous en prie.

M. le ministre de l’intérieur. Savez-vous quel est le service qui s’est occupé pour la première fois de la question que l’on appelle maintenant l’état d’urgence ? C’est le service de la protection civile, à la suite des pillages qui ont eu lieu à Orléansville après les secousses sismiques.

Savez-vous aussi quel est l’organisme qui, l’un des premier, s’est occupé de cette question ? C’est l’institut des hautes études de la défense nationale.

Par conséquent, ce texte instituant l’état d’urgence, avec toutes ses définitions – bien que je vous concède que l’article 12 est d’application exceptionnelle, article que nous avons maintenu, d’ailleurs, dans la deuxième loi – est nécessaire, hélas! dans tous ses articles, pour parer aux troubles que subissent les Etats modernes, soit du fait de calamités d’ordre naturel, soit du fait d’autres calamités auxquelles je voudrais que vous soyez totalement étrangers.

M. Pierre Fayet. C’est une calomnie de prétendre qu’il y a eu des pillages à Orléansville ! Il n’y en a eu aucun !

M. Robert Ballanger. Monsieur le ministre, si vous aviez raison, vous auriez demandé le vote immédiat de cette loi…

M. le ministre de l’intérieur. C’est ce que je fais.

M. Robert Ballanger. … au moment des inondations, ou au moment du sinistre d’Orléansville.

Or, à ce moment vous n’avez rien demandé de semblable, mais vous le demandez précisément quand il s’agit de sévir contre le peuple algérien, contre les patriotes algériens. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

M. le ministre de l’intérieur. Ce texte a été étudié par mon prédécesseur et je l’en félicite d’ailleurs. Il n’y a nulle querelle à ce sujet.

Si l’on avait proposé de telles mesures dans les circonstances auxquelles vous faites allusion vous auriez reproché au ministre – comme un grand nombre d’autres orateurs, sans doute – d’avoir agi trop hâtivement.

M. Robert Ballanger. Monsieur le ministre, rien, pas même les arguments que vous invoquez, ne peut aller contre cette vérité d’évidence : vous demandez à l’Assemblée nationale de voter ce texte, non pas à l’occasion de je ne sais quelle catastrophe naturelle, mais pour exercer des sévices contre les populations algériennes. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Cela vous ne pouvez pas le nier.

Vous pensez certainement aussi, monsieur le ministre, à l’opposition de plus en plus vive du peuple de France à la politique internationale du Gouvernement, à la volonté irréductible des patriotes français de s’opposer au réarmement de l’Allemagne, et vous comptez sur les pouvoirs de répression que vous accordera ce texte, pour faire, le cas échéant, violence aux sentiments les plus profonds de notre peuple.

Mais, mesdames, messieurs, ces textes du Gouvernement se heurtent à un obstacle : la Constitution. Il ne peut les faire voter qu’en la violant délibérément. La Constitution de 1946, en même temps qu’elle définit le fonctionnement de nos institutions, garantit aux Français un certains nombre de libertés qu’aucune loi, fût-ce une loi d’exception, ne peut enlever.

Son préambule « réaffirme solennellement les droits et les libertés de l’homme et du citoyen consacrés par la déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ».

Aucune loi ordinaire ne peut légitimement enlever ces droits aux citoyens français.

Ce sont des droits inaliénables et sacrés. La Constitution prévoit, dans son article 7, un cas et un cas seulement où des mesures restrictives peuvent être prises. Ce cas, c’est l’état de siège.

Il ne peut y avoir que deux termes : la situation normale, avec la pleine application des libertés constitutionnelles, ou bien l’état de siège. Il n’y a pas de place entre les deux pour l’état d’urgence, qui est l’état de siège qui ne veut pas dire son nom.

Pourquoi le Gouvernement semble-t-il reculer devant les mots et tente-t-il de créer ce qu’il appelle improprement un état intermédiaire entre la situation normale et l’état de siège?

Il le fait, à notre sens, pour deux raisons : d’abord parce que l’état de siège n’est applicable qu’en cas de guerre ou de péril imminent pour la nation – ce qui n’est pas le cas, l’exposé des motifs gouvernemental l’indique explicitement – ensuite parce que les dispositions prévues pour l’état de siège sont, aux yeux du Gouvernement, insuffisantes.

La part laissée dans ce projet de loi à l’arbitraire policier est plus large que dans la loi de 1849 ou celle de 1878 sur l’état de siège. Il s’agit pour le Gouvernement de forger un instrument de lutte contre le mouvement politique et revendicatif des masses populaires de notre pays. Nous sommes donc, incontestablement, en présence d’un texte anticonstitutionnel.

Depuis le vote de la loi du 9 août 1849, l’état de siège à été proclamé à plusieurs reprises en France. Il l’a été en chaque guerre, en 1870, 1914 et en 1939.

En dehors des cas de guerre, l’état de siège n’a été proclamé dans notre pays qu’entre 1849 et 1852. En particulier, cette mesure fut prise après le coup d’Etat du 2 décembre par Louis-Napoléon dans une quinzaine de départements français. Elle fut prise également en 1871, le 20 mars, par Thiers, contre la glorieuse Commune de Paris.

Voilà les précédents, monsieur le ministre : la guerre, les coups d’Etat, la répression sanglante contre le peuple, contre la classe ouvrière !

Nous ne sommes pas en guerre, monsieur le ministre, vous ne pouvez évoquer comme prédécesseurs que « Napoléon le petit » ou Thiers. Peut-être ces cautions vous agréent-elles; elles indigneront certainement les républicains et les démocrates de notre pays.

Ainsi le texte que vous proposez est contraire à l’esprit et à la lettre de la Constitution. Les droits reconnus par cette dernière ne peuvent être suspendus que par la proclamation de l’état de siège.

L’état de siège, en République, ne peut se justifier qu’en cas de guerre. Cette raison ne pouvant être invoquée, l’état d’urgence n’étant pas prévu par la Constitution, toute mesure tendant à introduire cette notion dans le droit constitutionnel français serait illégale et inconstitutionnelle.

Un tel manquement à la Constitution serait un terrible précédent.

Qui vous empêcherait alors de proposer demain l’institution entre l’état de siège et les droits reconnus par la Constitution, toute une série de régimes intermédiaires qui suspendraient tout ou partie des libertés démocratiques ?

Si l’on s’engageait dans cette voie, un précédent très dangereux serait créé. Vous avez essayé de soutenir qu’il y avait des différences importantes…

M. le président. Monsieur Ballanger, vous m’aviez demandé cinq minutes de temps de parole supplémentaires. Ces cinq minutes me paraissent largement dépassées.

M. Robert Ballanger. Monsieur le président, je fais appel à votre libéralité habituelle.

M. le président. Je vous demande de conclure, à moins que le Gouvernement ne concède à vous céder une partie de son temps de parole… (Sourires.)

M. le ministre de l’intérieur. Non, monsieur le président ! Sans cela nous ne pourrons examiner le débat cette nuit. Il reste à examiner tous les amendements.

M. Robert Ballanger. J’observe, monsieur le président, que le débat étant organisé sur dix heures, la commission et le Gouvernement se sont attribué à eux seuls quatre heures de temps de parole. Cette répartition est inhabituelle. Elle est contraire à tous les usages et ne se justifie pas. Je demande à bénéficier de votre tolérance.

M. le président. C’est la conférence des présidents qui a fixé le temps de parole. Jusqu’à présent, la commission et le Gouvernement n’ont pas dépassé celui qui leur a été imparti.

M. Robert Ballanger. Monsieur le président, je vous demande en tous cas, de me laisser terminer, je n’en ai plus que pour quelques minutes.

M. Antoine Sérafini. Il y a soixante-dix amendements!

M. Robert Ballanger. Nous avons déposé de nombreux amendements, c’est vrai, mais cela prouve que nous faisons notre travail consciencieusement.

Je voudrais que vous étudiiez les textes avec le même sérieux que nous le faisons nous-mêmes, ce qui ne vous arrive probablement pas souvent.

M. Edmond Bricout. Un peu de modestie, monsieur Ballanger.

M. Antoine Sérafini. Cette remarque, monsieur Ballanger, ne vaut même pas une réponse !

M. Robert Ballanger. Si je suis interrompu continuellement, je ne pourrai pas terminer dans la limite de temps que m’a fixé monsieur le président.

M. le président. Il est entendu que, pendant votre brève conclusion, vous ne serez pas interrompu. (Sourires.)

M. Robert Ballanger. Le Gouvernement a essayé de montrer qu’il y avait une différence entre l’état d’urgence et l’état de siège.

La première différence est qu’avec la loi de 1849, les pouvoirs dont l’autorité civile était revêtue pour le maintien de l’ordre et de la police pouvaient passer tout entiers à l’autorité militaire; mais l’autorité civile continuant à exercer ceux des pouvoirs dont l’autorité militaire ne l’avait pas dessaisie, le Gouvernement restait le seul maître du partage entre ce qui était donné à l’autorité militaire et à l’autorité civile.

Dans le projet actuel, l’autorité civile conserve ses pouvoirs, sauf en matière de tribunaux, les tribunaux civils étant dessaisis au profit des tribunaux militaires et, je le souligne, pour tous les crimes et délits, ce qui, évidemment, est déjà très grave.

La loi de 1849 et celle de 1878, déjà antidémocratiques, permettaient de « faire des perquisitions de jour et de nuit », d’ »éloigner les repris de justice et les individus qui n’ont pas leur domicile dans les lieux soumis à l’état de siège », d’ « ordonner la remise des armes et des munitions », de « procéder à leur recherche et enlèvement », d’ « interdire les publications et les réunions ».

Voilà l’essentiel de ces lois.

Dans le projet de loi sur l’état d’urgence que vous proposez, on retrouve toutes ces dispositions, sans aucune espèce de différence, mais d’autres s’y ajoutent.

L’article 6 dispose qu’un arrêté préfectoral peut interdire la circulation, interdire l’accès dans certaines zones de protection. On prétend interdire aussi le séjour, non pas aux repris de justice, mais à n’importe quel citoyen qui cherchera à entraver de quelque manière que ce soit l’action des pouvoirs publics.

L’article 7 permet de procéder à l’assignation à résidence dans une circonscription territoriale ou une localité déterminée. On crée donc, qu’on le veuille ou non – il ne faut pas avoir peur des mots – des camps de déportation.

En Algérie, dans le désert, il n’y a pas besoin de barbelés. Ce sera le cas – si vous déportez, comme vous en avez probablement l’intention, plusieurs centaines ou milliers de personnes – à Béni-Abbès ou à Timimoun ou autres lieux. Vous aurez là, c’est bien clair, de véritables camps de concentration sans barbelés.

Peut-être avez-vous aussi l’intention de rouvrir en France les camps de Châteaubriant, de Voves et de Compiègne. Ils retrouveraient ainsi leur ancienne destination.

L’article 13 prévoit que sont suspendus tous les recours en cassation contre les décisions des juridictions d’exception et qu’ils ne peuvent être exercés éventuellement qu’après la proclamation définitive du jugement.

Ainsi, arrêté arbitrairement, torturé par les policiers, l’accusé ne pourra arguer d’irrégularité que lorsque la condamnation définitive aura été prononcée.

Nous aurons l’occasion, lors de la discussion des articles, de montrer la signification profonde du texte gouvernemental et du rapport de la commission qui n’a apporté que très peu de modifications au projet.

Les quelques observations que j’ai présentées, au nom du groupe communiste, suffisent à expliquer pourquoi nous combattrons ce projet pied à pied. Le texte est anticonstitutionnel. Il aggrave considérablement les lois sur l’état de siège. Il permet l’application d’une loi d’exception, réservée jusqu’alors, sauf coup d’Etat ou cas de guerre, aux insurrections à main armée.

Votre loi peut en fait se résumer de la façon suivante : il n’y a plus de Constitution, plus de droits démocratiques. Quand le Gouvernement le décide, le préfet, le gendarme et le juge font ce qu’ils veulent, quand ils veulent, comme ils veulent, tout cela bien entendu au nom des droits sacrés de la personne humaine, n’est-il pas vrai ?

Voter ce texte, ce serait barrer d’un trait de plume les libertés démocratiques si chèrement acquises par notre peuple.

(Applaudissements à l’extrême gauche.)

M. Jean Laborde. C’est insensé d’entendre des choses pareilles !

M. Robert Ballanger. Vous n’avez pas le droit de voter ce projet : vous avez le devoir de vous y opposer.

Pour notre part, nous n’y faillirons pas et, de toutes nos forces avec le peuple, nous lutterons contre vos projets scélérats. (Applaudissements à l’extrême gauche. – Interruptions à droite.)

Etat d’urgence : Communiqué du syndicat de la magistrature 19/11/2015

Nous reprenons ci-dessous le communiqué du Syndicat de la magistrature qui met en garde sur les dangers de la dérive autoritariste du pouvoir avec l’adoption de l’état d’urgence. « Lutter contre le terrorisme, c’est d’abord protéger nos libertés et nos institutions démocratiques en refusant de céder à la peur et à la spirale guerrière. Et rappeler que l’Etat de droit n’est pas l’Etat impuissant. »  

Communiqué publié le 16/11/2015

« Vendredi soir, des attentats meurtriers ont touché la France en plein cœur, faisant plus de cent vingt morts et plusieurs centaines de blessés dans une salle de concert, des bars ou dans la rue.

Le Syndicat de la magistrature apporte son entier soutien et exprime toute sa solidarité aux victimes et à leurs proches, ainsi qu’aux nombreux professionnels mobilisés, chacun dans leur domaine, après ces attentats.

Ces actes criminels d’une brutalité absolue appellent évidemment la réunion de moyens d’envergure pour en rechercher et punir les auteurs et, autant qu’il est possible, anticiper et prévenir leur commission.

Mais les mesures tant judiciaires qu’administratives qui seront prises ne feront qu’ajouter le mal au mal si elles s’écartent de nos principes démocratiques. C’est pourquoi le discours martial repris par l’exécutif et sa déclinaison juridique dans l’état d’urgence, décrété sur la base de la loi du 3 avril 1955, ne peuvent qu’inquiéter.

L’état d’urgence modifie dangereusement la nature et l’étendue des pouvoirs de police des autorités administratives. Des interdictions et des restrictions aux libertés individuelles et collectives habituellement encadrées, examinées et justifiées une à une deviennent possibles par principe, sans autre motivation que celle, générale, de l’état d’urgence. Des perquisitions peuvent être ordonnées par l’autorité préfectorale, sans établir de lien avec une infraction pénale et sans contrôle de l’autorité judiciaire, qui en sera seulement informée. Il en va de même des assignations à résidence décidées dans ce cadre flou du risque de trouble à l’ordre public. Quant au contrôle du juge administratif, il est réduit à peau de chagrin.

La France a tout à perdre à cette suspension – même temporaire – de l’Etat de droit.

Lutter contre le terrorisme, c’est d’abord protéger nos libertés et nos institutions démocratiques en refusant de céder à la peur et à la spirale guerrière. Et rappeler que l’Etat de droit n’est pas l’Etat impuissant.