Octobre 1917 : trois poèmes de Bertold Brecht
Le Grand Octobre (1937)
Le trou dans la botte d’Illitch (1935)
Les tisserands de Kujan-Bulak honorent Lénine (1933)
Le Grand Octobre
(1937 – trad. Gilbert Badia et Claude Duchet – Extrait du tome 4 des poèmes de Brecht aux éditions de l’Arche – 1967)
O grand Octobre de la classe ouvrière !
Enfin se redressent ceux qui si longtemps
Restèrent courbés ! Soldats vous avez
Enfin pointé justement vos fusils !
Ceux qui ont travaillé la terre au printemps
Ne l’ont pas fait pour eux. L’été
Les courba plus encore. Une fois de plus la moisson
Est allée aux granges des maîtres. Mais Octobre
A vu déjà le pain dans les mains justes !
Depuis
L’espoir est dans le monde.
Le mineur gallois et le coolie de Mandchourie,
Et l’ouvrier de Pennsylvanie qui vit plus mal qu’un chien,
Et l’Allemand, mon frère,
Qui les envie encore : tous
Savent qu’existe
Octobre.
Même les avions que les fascistes
Lancent sur lui
Le milicien d’Espagne les voit venir
Avec moins de souci.
A Moscou dépendant, dans l’illustre capitale
De tous les travailleurs,
Défile chaque année sur la Place Rouge
Le cortège sans fin des vainqueurs
Portant avec eux les emblèmes de leurs usines :
Images de traceurs, laine en touffe des filatures,
Gerbes d’épis pour les minoteries.
Au-dessus d’eux leurs avions de combat
Couvrent le ciel d’une nuée et devant eux
Passent leurs régiments et leurs groupes de chars.
Sur de larges banderoles
Ils promènent leurs mots d’ordre
Et les portraits de leurs grands hommes, de leurs maîtres.
Le tissu laisse voir au travers
En même temps tout le cortège.
En haut de minces perches
Flottent de hauts fanions. Quand s’arrête le défilé
Dans les rues les plus écartées
Naissent danses et jeux ; et joyeux
S’avancent les cortèges, plusieurs de front, joyeux,
Mais pour les oppresseurs ils sont
Une menace.
O grand Octobre de la classe ouvrière !
Le trou dans la botte d’Illitch
(1935 – trad. Paul Mayer – Extrait du tome 5 des poèmes de Brecht aux éditions de l’Arche – 1967)
Vous qui élevez à Illitch une statue
Haute de vingt mètres, sur le palais des syndicats,
N’oubliez pas dans sa botte
Ce trou que de nombreux témoins ont vu, signe de pauvreté.
On me dit en effet qu’il est tourné
Vers l’ouest où nombreux sont les hommes qui, à ce trou dans sa botte,
Reconnaîtront Illitch
Pour l’un des leurs.
Les tisserands de Kujan-Bulak honorent Lénine
(1933 – trad. Maurice Regnaud – Extrait du tome 1 des poèmes de Brecht aux éditions de l’Arche – 1967)
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Souvent, et amplement, fut honoré
Le camarade Lénine. Il a des bustes et des statues,
Des villes portent son nom, et des enfants.
Et des discours sont faits dans toutes sortes de langues,
Des réunions, des manifestations,
De Shangaï à Chicago, en l’honneur de Lénine.
Mais voici comment l’ont honoré
Les tisserands de Kujan-Bulak,
Petite localité dans le sud du Turkestan :
Chaque soir, là-bas, laissant leurs misérables métiers,
Vingt tisserands se lèvent, secoués par la fièvre.
La fièvre qui rôde : la gare
Est pleine du bourdonnement des moustiques
Montant en un nuage épais du marécage,
Derrière le vieux cimetière des chameaux.
Mais le train, qui toutes les deux semaines
Apporte et son chargement d’eau et sa fumée,
Un jour apporte la nouvelle
Que la fête en l’honneur du camarade Lénine
Est proche. Et les habitants de Kujan-Bulak,
Ces gens pauvres, ces tisserands,
Décident que dans leur bourgade aussi
Le camarade Lénine aura son buste de plâtre.
Et quand vient la collecte pour l’argent du buste,
Ils sont tous là,
Secoués par la fièvre et de leurs mains qui tremblent,
Donnant leurs kopeks durement gagnés.
Et Stepa Gamalev, soldat de l’Armée rouge,
Qui tient très bien ses comptes et qui a l’œil à tout,
Voit cet empressement à honorer Lénine et s’en réjouit,
Mais il voit également les mains tremblantes
Et tout à coup fait la proposition
D’acheter, avec l’argent pour le buste, du pétrole
Et de le répandre sur le marécage,
Derrière le cimetière des chameaux,
D’où viennent les moustiques, cause de la fièvre.
Ainsi donc, combattre la fièvre à Kujan-Balak
En l’honneur de celui qui est mort
Mais dont le souvenir est vivant,
Le camarade Lénine.
Ce qui fut adopté. Et le jour de la fête,
Portant l’un derrière l’autre
Leurs seaux bosselés pleins de pétrole noir
Ils arrosèrent le marécage.
Ils l’honoraient en se rendant service,
Ils se rendant service en l’honorant,
Ils avaient compris Lénine.
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Nous avons entendu comment les habitants de Kujan-Balak
Ont honoré Lénine. Le soir,
Le pétrole acheté et répandu sur le marécage,
Dans l’assemblée un homme se leva et demanda
Qu’une plaque soit posée à la gare,
Qui rende compte de l’événement et mentionne
Dans le détail la modification du plan,
L’échange du buste de Lénine
Contre la tonne de pétrole victorieuse de la fièvre.
Et tout cela en l’honneur de Lénine.
Ce qui fut fait encore
Et ils posèrent la plaque.