Articles taggés Zinoviev

Communistes, que faire dire à Jaurès en 2014 ?

Vivelepcf, 31 juillet 2014

La figure de Jean Jaurès représente un matériau politique infiniment recyclable. Sa récupération politique va aujourd’hui jusqu’à la droite. Elle a commencé dès sa mort puis sa panthéonisation en 1924.

Tout concourt à faire de Jaurès un objet politique encore d’actualité.

Jaurès bénéficie d’une bonne notoriété. Il n’y a qu’à voir le nombre de rues qui portent son nom. Il dispose d’une bonne image dans l’opinion générale, celle d’un homme politique honnête, proche du peuple. Sa probité n’a jamais été contestée. Surtout il a été assassiné pour avoir tout fait pour préserver la paix.

Et puis, on peut faire dire énormément de choses à Jaurès. Il a exposé ses engagements successifs  avec volubilité et générosité. Il a écrit des milliers de pages.

Autant dire que l’on trouve de tout dans son œuvre, beaucoup de contradictions, traduisant l’évolution de sa réflexion, sa grande exposition publique. On peut trouver un Jaurès colonialiste, appuyant Jules Ferry, pensant que la domination française allait apporter des bienfaits républicains aux peuples retardés. On peut trouver un Jaurès antisémite, sur une fausse base de classe, qu’il corrigera. Ce sont sans doute les évolutions de Jaurès qui sont les plus intéressantes et fructueuses à analyser aujourd’hui.

Et puis surtout Jaurès est mort assassiné, il y a 100 ans, le 31 juillet 1914. Donc, on ne peut pas savoir, si après avoir appelé si fortement les socialistes, les prolétaires de tous les pays à empêcher la guerre, il aurait – ou non – fait comme ses principaux compagnons : rallier l’Union sacrée nationaliste et guerrière. On ne peut pas savoir comment il aurait réagi à la Révolution d’octobre.

Le 25 juillet 1914, il vient défendre pour une élection partielle à Lyon, où il tient un discours mémorable contre la guerre, Marius Moutet, qui sera adjoint d’Aristide Briand dans le gouvernement d’Union sacrée pendant la guerre, puis ministre des colonies (pas le pire). Aux obsèques de Jaurès, Léon Jouhaux prononce l’éloge funèbre et prépare les esprits au ralliement à la guerre. Le dirigeant syndical Jouhaux confirmera son engagement dans la collaboration de classe, dans l’anticommunisme jusqu’à fonder FO.

De l’autre côté, il y a le symbole que représente l’assassinat de Jaurès. Il faudrait d’ailleurs différencier la postérité politique et historique de la personnalité de Jaurès et celle de son assassinat, même si les deux sont évidemment liées. Notamment pour nous communistes tant la prise de conscience et le rejet de la guerre impérialiste vont être aux fondements de la création de notre parti, à Tours, avec l’adhésion d’une majorité du Parti de Jaurès à l’Internationale communiste.

Les communistes, le PCF, la direction du PCF, sont fondés à s’exprimer aujourd’hui en héritiers de Jaurès, mais parmi beaucoup d’autres. Les socialistes du PS les plus droitiers sont aussi descendants de Jaurès. Légitimité, usurpation : ces querelles d’héritiers n’ont pas lieu d’être.

L’important, c’est plutôt de définir ce que représente pour nous, communistes, l’héritage de Jaurès, notre part d’héritage.

Depuis des mois, la direction du PCF et l’Humanité en font des tonnes. Pas un discours, un article sans une citation, plus ou moins bien choisie, de Jaurès. Des centaines d’hommage. Voilà Jaurès enrôlé dans toutes les prises de position des dirigeants du PCF ! On ne trouve guère que le gaz de schiste comme sujet sur lequel on ne fait pas parler les mânes de Jaurès !

Quel contraste avec l’absence lamentable de tout hommage de la direction du PCF à Maurice Thorez pour le 50ème anniversaire de sa mort! Avec Jaurès, c’est le retour du culte de la personnalité, disons du culte des ancêtres !  

On comprend bien comment la direction du PCF entend le conjuguer avec sa ligne politique actuelle.

La référence urbi et orbi à Jaurès, c’est le moyen d’effacer l’histoire du PCF et le caractère fondamental de la rupture, issue de 1917 et 1920, avec le réformisme.  

C’est dans l’immédiat le moyen de justifier les retrouvailles avec d’autres héritiers de « gauche », cousins éloignés, « socialistes » notamment, que la direction du PCF voudrait rejoindre dans des alliances et une recomposition politiques.

C’est le moyen, en puisant dans les puissantes formules de Jaurès l’idéaliste, de masquer la vacuité du mot d’ordre et du programme de « l’Humain d’abord ». L’humanisme, même anticapitaliste, de Jaurès intégrait très superficiellement la théorie de la lutte des classes.

L’honnêteté et le courage de Jaurès à défendre en 1914 les résolutions pacifistes de l’Internationale socialiste, si rapidement abandonnée par la plupart des dirigeants socio-démocrates de tous les pays, son assassinat qui grave cette position dans l’Histoire, ne doivent pas servir de « caution de gauche » au réformisme, au parlementarisme vain, à l’intégration dans la démocratie bourgeoise, à la collaboration de classe que pratiquaient les socio-démocrates français et les jauressistes, aussitôt convertis à l’Union sacrée…

Ce n’est pas insulter Jaurès que de constater qu’il est mort sans avoir atteint le stade du dépassement du réformisme. Il reste un « tribun du peuple », notamment dans les débats parlementaires les plus oiseux, un porte-parole « aux côtés des ouvriers » mais il n’est pas encore le dirigeant du parti révolutionnaire socialiste de la classe ouvrière. L’historien Jean-Paul Scot reprend cette situation dans Le Monde daté d’aujourd’hui : « la République bourgeoise doit se développer en une série de formes politiques et sociales toujours plus démocratiques et plus populaires, antécédents nécessaires ou préalables, tout au moins, de la République socialiste ». On peut mesurer le décalage presqu’abyssal qui sépare – à quelques années près pourtant – Jaurès de la théorie de l’Etat de Lénine…  Un retard historique !

La direction du PCF, d’une façon grossièrement opportuniste, célèbre Jaurès totalement à contresens. Elle veut « retourner à Jaurès » ou plutôt au réformisme du temps de Jaurès. Les communistes – tout au contraire – ont intérêt à étudier et commémorer Jaurès et son évolution politique, même lente, le symbole de son assassinat pour leur rôle dans l’avènement, après 1917, du parti de classe d’un type nouveau en France, le Parti communiste.  

Le symbole le plus net du contresens adopté par la direction du PCF est le changement, par étapes, du sous-titre de l’Humanité passé « d’organe central du Parti communiste français » à « journal fondé par Jean Jaurès ». Du temps de Jaurès, c’était « journal socialiste quotidien »…

Jaurès est passionnant à étudier pour sa personnalité, pour ses évolutions politiques comme chaînon dans le développement du mouvement ouvrier français, dont Jaurès porte les spécificités nationales (héritage de 1789), vers ses formes d’organisation politique nationale propres.

Ses contradictions sont permanentes, même dans le domaine de la paix et des relations internationales. En 1908, il célébrait l’Entente cordiale et l’alliance de la France et de l’Angleterre avec la Russie tsariste, qu’il considérait comme un facteur de paix. Cette position lui vaut les foudres de Rosa Luxemburg (voir notre traduction de sa lettre ouverte à Jaurès).

Le révolutionnaire russe Zinoviev, compagnon de Lénine, juge sévèrement Jaurès dans un article de 1916 sur les socialistes français et la guerre, son incapacité à s’émanciper, avant 1914, du discours patriotique de la bourgeoisie (voir en lien) et du réformisme. En 1919, le même Zinoviev commémore avec un profond respect le 5ème anniversaire de la mort de Jaurès, reprend ses derniers discours, se réfère aux « meilleures traditions de Jaurès », prépare, au nom de Jaurès, l’adhésion des socialistes français à la 3ème internationale.

Contradiction ? Non !  Les deux considérations sont justes. Jaurès était un réformiste petit bourgeois mais Jaurès était aussi un socialiste dont l’action et la mort ont nourri le développement du mouvement ouvrier et la construction du parti révolutionnaire.

Voilà, communistes, ce que nous devrions avant tout étudier et valoriser dans l’héritage de Jaurès, sans se tenir évidemment à l’écart du débat et des récupérations politiques – tout azimut –actuels.

Jaurès vu par Zinoviev en 1916 et en 1919.

Jaurès célébré par Blum sous le Front populaire

Le révolutionnaire russe Zinoviev, compagnon de Lénine, juge sévèrement Jaurès dans un article de 1916 sur les socialistes français et la guerre, son incapacité à s’émanciper, avant 1914, du discours patriotique de la bourgeoisie et du réformisme. En 1919, le même Zinoviev commémore avec un profond respect le 5ème anniversaire de la mort de Jaurès, reprend ses derniers discours, se réfère aux « meilleures traditions de Jaurès », prépare, au nom de Jaurès, l’adhésion des socialistes français à la 3ème internationale.
Contradiction ? Non !  Les deux considérations sont justes. Jaurès était un réformiste petit bourgeois mais Jaurès était aussi un socialiste dont l’action et la mort ont nourri le développement du mouvement ouvrier et la construction du parti révolutionnaire.
Les textes ci-dessous sont repris du site http://www.marxists.org dont nous n’avons pas pu vérifier les traductions.
Extraits de Zinoviev 1916 :

Les côtés faibles et les côtés forts de la position de Jaurès par rapport à la guerre se révèlent avec une vigueur particulière dans un de ses remarquables discours sur l’idée de la paix et la solidarité prolétarienne.

Encore une fois, c’est à un degré stupéfiant que les rêveries pacifistes obscurcissaient la vision de Jaurès !

Rêver de réconcilier par des prêches de morale les deux trusts impérialistes — et qualifier cela de « politique réaliste » ! Jaurès prouve ainsi — et de façon frappante — qu’on ne peut être un grand utopiste et n’avoir qu’une toute petite utopie….

La classe ouvrière doit s’insurger… au nom de l’arbitrage, pour contraindre les gouvernements à s’incliner devant le tribunal arbitral de la Haye ! Peut-on concevoir plus parfaite utopie ? Tout le jauressisme est là : pacifisme à doublure révolutionnaire.

Extraits de Zinoviev 1919 :

Cinq ans se sont écoulés depuis le jour mé­morable où la bourgeoisie française, par la main de son agent Villain, a tué traîtreuse­ment le glorieux tribun des ouvriers français, Jean Jaurès. L’assassinat de Jaurès fut un triomphe non seulement pour la bourgeoisie française, mais aussi pour la bourgeoisie rus­se.

Mais le prolétariat français, nous en sommes persuadés, restera fidèle aux meilleures traditions de Jaurès. C’est le sang de Jaurès qui a cimenté les premiers détachements des ouvriers internationalistes français.

La mémoire de votre chef Jean Jaurès est vénérée par les ouvriers conscients de tous les pays. Gloire et souvenir éternels à Jean Jaurès !

1916 : « Les socialistes français et la guerre »

Grigori Zinoviev

Jean Jaurès

Nous étudierons, afin de caractériser l’évolution des socialistes français en présence de la guerre, les conceptions de Jaurès, de Marcel Sembat et de Jules Guesde.

Les côtés faibles et les côtés forts de la position de Jaurès par rapport à la guerre se révèlent avec une vigueur particulière dans un de ses remarquables discours sur l’idée de la paix et la solidarité prolétarienne. Ce discours devait être prononcé par Jaurès à Berlin, le 9 juillet 1905, devant l’assemblée socialiste que la gravité de la situation au Maroc avait fait convoquer.

Le Chancelier d’Empire, prince de Bülow, adressa dans cette circonstance à Jaurès toute une série de compliments à double sens. Dans une circulaire envoyée au prince de Radolin, ambassadeur d’Allemagne à Paris, Bülow écrivait :

L’on pourrait sans doute se fier au tact de M. Jaurès pour attendre de lui qu’il évitât tout ce qui pourrait causer des désagréments au gouvernement allemand ou au gouvernement français ; on ne saurait malheureusement avoir la même confiance dans les organisateurs allemands de la réunion. M. Jaurès a pu se convaincre lui-même il y a un an, à Amsterdam, de l’attitude retardataire de la social-démocratie allemande dont le point de vue purement négatif, doctrinaire et rétrograde contraste avec l’orientation plus pratique des socialistes français.

Payant ainsi son tribut au tact de Jaurès et soulignant comment « il appréciait en lui l’orateur », M. de Bülow lui interdit néanmoins de prendre la parole à Berlin. Jaurès prononça son discours à Paris, et ce discours, reproduit par toute la presse allemande, fut, le jour de la conférence de Berlin, distribué à des millions d’exemplaires.

Dans ce discours que Jaurès ne manqua pas de travailler profondément et qui donne par conséquent l’expression la plus complète de sa politique étrangère, nous lisons ce qui suit :

« Oui, nous savons cela, et nous savons aussi que la force ouvrière n’est pas encore assez organisée, assez consciente, assez efficace, pour refouler et neutraliser ces forces mauvaises. Ou bien le prolétariat, séduit par une fausse apparence de grandeur nationale, et corrompu par une part dérisoire du butin capitaliste et colonial, ne s’oppose que mollement aux entreprises de la force. (…) La guerre est, comme l’exploitation directe du travail ouvrier, une des formes du capitalisme, et le prolétariat peut engager une lutte systématique et efficace contre la guerre, comme il a entrepris une lutte systématique et efficace contre l’exploitation de la force ouvrière. »

Ce sont là les paroles d’un socialiste convaincu. Il n’ignore pas que la Triple Alliance et la Triple Entente, comparables à deux mécaniciens qui auraient lancé deux trains en sens contraire, sur la même voie, mènent l’Europe à une catastrophe imminente. Jaurès voit clairement que les guerres actuelles ne se justifient que par les intérêts du capital, que les impérialistes s’efforcent de corrompre les travailleurs, en leur jetant les miettes du butin colonial, et de tromper le prolétariat au moyen de leur phraséologie de « grandeur nationale », de culture, de droit, etc.

Jaurès s’exclame :

« Il n’y a pas un peuple qui représente contre un autre un système politique et social. Partout, selon un rythme différent mais dans une direction identique, la démocratie s’organise, le prolétariat se meut. Heurtez aujourd’hui l’une contre l’autre l’Allemagne, la France, l’Angleterre. il vous sera impossible du dire quelle est l’idée qui est engagée dans le conflit. (…) Ceux qui chercheraient à mettre aux prises l’Angleterre et l’Allemagne seraient obligés de s’avouer à eux-mêmes et à l’humanité tout entière que la seule âpreté de la concurrence capitaliste suscite et légitime le conflit. Or, le capitalisme, quelles que soient son audace et son impudence, n’aime pas à être surpris de la sorte à l’état de nudité ; et il a si souvent couvert ses méfaits de prétextes honnêtes, qu’il ne reste plus de feuilles au figuier. »

Et c’est là encore le langage d’un socialiste. Ce langage vise directement les prophètes actuels du social-chauvinisme, les Vandervelde, les Renaudel et cie. Vous ne sauverez aucune culture, leur dit Jaurès, vous ne ferez qu’aider les impérialistes à masquer leurs desseins. Jaurès ne s’est trompé que sur un point. Il croyait en 1905 qu’il n’y avait plus de feuilles au figuier… Dix années se sont écoulées depuis et voici que le parti socialiste officiel lui-même en trouve des brassées pour voiler la honte de l’impérialisme.

Jaurès passe ensuite à la question la plus pressante, celle des relations entre la France et l’Allemagne. Il ne cherche pas à blanchir sa patrie. Volontiers il admet que la France « a trop souvent abusé de son unité nationale constituée avant les autres, pour brutaliser et offenser les nations morcelées encore et inorganisées ».

Ce fut pour nos deux nations, il y a trente-cinq ans, une grande faillite d’idéalisme, que nous ne soyons arrivés que par le chemin de la guerre, nous [Français] à la République, vous [Allemands] à l’unité.

Passant à la question d’Alsace-Lorraine, Jaurès dit :

« Nous socialistes français, (…) nous répudions à fond, aujour­d’hui et à jamais, et quelles que puissent être les conjectures de la fortune changeante, toute pensée de revanche militaire contre l’Allemagne, toute guerre de revanche. (…Touché, citoyen Renaudel ! — G.Z.) Car cette guerre irait contre la démo­cratie, elle irait contre le prolétariat, elle irait donc contre le droit des nations (…) le crime suprême, l’attentat suprême, qui puisse être commis (…) c’est de jeter les uns contre les autres les diverses fractions nationales de la grande patrie internationale. »

Et c’est là encore le langage d’un socialiste ferme et convaincu. Mais Jaurès dans ces questions était le Janus à double visage. Ce qui suit lui semble inspiré par un mauvais esprit. D’une main il sème le socialisme, la haine de l’impérialisme ; de l’autre, bien que son geste soit hésitant, contenu, comme honteux, il laisse choir les graines qui, depuis, ont donné une si abondante moisson au socialisme chauvin…

La France, nous assure Jaurès, a « éliminé le césarisme ». « Si la nation française était conduite à la guerre, ce serait ou par une agression du dehors, ou par l’effet indirect et imprévu de combinaisons dont elle n’aurait pas mesuré les conséquences »….

Dans cette phrase qui semble incidente, il faut voir sans nul doute une allusion à ce que, en cas de guerre défensive, les ouvriers soutiendront « leur » gouvernement. L’orateur semble avoir oublié ce qu’il vient de dire sur les feuilles de figuier… Car la théorie de la guerre défensive est bien la feuille de figuier préférée de MM. les impérialistes.

Mais continuons :

« l’alliance franco-russe n’a jamais été offensive (…) Dans la réconciliation avec l’Italie, dans le rapprochement avec l’Angleterre, ils [les socialistes et les républicains français] saluaient une garantie nouvelle pour la paix, pour le développement de l’esprit de liberté en Europe. (…) C’était là, je vous l’affirme, la pensée presque unanime des Français. (dont il faut excepter ici les impérialistes qui dirigeaient, en fait, la politique étrangère ! — G. Z.). L’opinion française (…) ne s’est pas rendu d’emblée un compte suffisant des intérêts que l’Allemagne pouvait avoir au Maroc. (…) [La] faute la plus grave [de la diplomatie allemande], c’est de n’avoir pas averti à temps et assez nettement l’opinion française du prix qu’elle attachait aux intérêts de l’Allemagne au Maroc et des inquiétudes que l’accord franco-anglais lui inspirait a cet égard. (…) » (Comme s’il suffisait d’avertir, de faire connaître pour que tout s’arrange ! — G. Z.)

Où sont dans tout ceci les intérêts des coteries impérialistes qui tiennent entre leurs mains les intérêts du monde ?

Mais lisons encore :

« Si on attendait de nous, directement ou indirectement, une répudiation de l’amitié franco-anglaise, nous serions irréductibles (…) l’entente de la France et de l’Angleterre est une victoire de la civilisation et une garantie pour la paix. Que les deux peuples longtemps divisés aient su dissiper les malentendus, dominer les défiances, c’est un effort de sagesse et de raison, et un salutaire exemple. »

C’est à n’y pas croire ! Le rapprochement de la France et de l’Angleterre s’est accompli d’après la formule : « L’Egypte en échange du Maroc, le Maroc en échange de l’Egypte ! » Nul ne l’ignore. Ni les impérialistes français, ni les impérialistes anglais n’en ont fait mystère. Et ce rapprochement n’a pas été un « gage de paix » ; il a marqué au contraire l’approche de la guerre entre les deux grands trusts impérialistes rivaux. Et Jaurès, qui connaissait admirablement la politique extérieure, qui était mieux que personne au courant des intrigues dans les coulisses et les ficelles secrètes de la diplomatie européenne, Jaurès en parle au nom de ses théories socialistes-pacifistes — comme d’une victoire de la paix, etc. Il va même jusqu’à affirmer que les bases de l’entente cordiale franco-anglaise ont été jetées « par les travailleurs français et anglais ».

Cette façon de comprendre l’entente anglo-française et la triplice n’était pas fortuite chez Jaurès. Il publie en 1907 dans l’organe de la libre-pensée libérale allemande, le Berliner Tageblatt, un article-programme qui fait grand bruit et suscite, de la part des marxistes allemands représentés par Rosa Luxemburg les plus vives protestations ; Jaurès écrit :

« L’entente entre la France, l’Angleterre et la Russie, la Triple-Entente n’est pas en elle-même une menace à la paix. Elle peut au contraire poursuivre des buts pacifiques et exercer son influence en faveur de la paix. Cette entente démontre en tout cas que des antagonismes que l’on croyait irréductibles peuvent être surmontés. Au temps de Fachoda, il parut que la France et l’Angleterre étaient à la veille de la guerre ; ces deux puissances viennent de conclure maintenant l’Entente Cordiale. N’étant encore qu’un enfant, j’entendis répéter à l’école que la Russie et l’Angleterre étaient en Asie des ennemis irréconciliables. — Et vous voici arrivés à l’entrevue de Réval qui solutionne par un accord les questions litigieuses en Asie et peut-être en Europe.

Est-il donc impossible de régler de même les litiges entre l’Allemagne et l’Angleterre ?

La nouvelle triple entente pourra même concourir à cette solution si la France a la juste notion de son rôle et si à côté de la notion de sa force, elle place la notion de son droit. »

Encore une fois, c’est à un degré stupéfiant que les rêveries pacifistes obscurcissaient la vision de Jaurès ! Jaurès connaissait tous les dessous de la diplomatie européenne. Sa situation dans le monde politique français lui permettait d’étudier tous les jours l’anatomie et la psychologie du capital financier. Toutes les innombrables « affaires » au cours desquelles deux coteries du capital financier entraient en conflit se déroulaient sous ses yeux. Il arrivait même souvent que leurs querelles nécessitaient l’intervention des commissions parlementaires. Et c’est Jaurès que l’on nommait alors à la présidence des commissions d’enquête (affaire Rochette, affaire Caillaux) comme le seul homme probe et désintéressé.

On ne peut concevoir que Jaurès — en 1908 — ne comprît pas quels intérêts matériels de groupes nettement impérialistes se dissimulaient derrière les accords diplomatiques dont il parle dans lies lignes citées plus haut ! Pouvait-il ne pas comprendre que le partage de l’Asie — à commencer par la Perse — n’a rien qui puisse réjouir un socialiste ? Pouvait-il ne pas comprendre le rôle de cet accord anglo-russe dans la politique intérieure de la Russie ?

Rosa Luxemburg avait parfaitement raison d’écrire en termes indignés, dans sa lettre ouverte à Jaurès :

« Qu’eussiez-vous dit s’il se fût jamais trouvé en Allemagne, ou en Russie, ou en Angleterre, des socialistes et des révolutionnaires qui « dans l’intérêt de la paix » eussent défendu l’alliance avec le gouvernement de la restauration, ou bien avec le gouvernement de Cavaignac, — ou avec celui de Thiers et de Jules Favre ; et l’aient couverte de leur autorité morale ? »

La question d’Orient était dès lors la pomme de discorde entre les deux impérialismes. Autour de la Turquie la mêlée des intérêts capitalistes devenait terriblement âpre. On ne pouvait pas ne pas s’en apercevoir. Et pourtant Jaurès, dans le même article de fond — publié par un journal qui défendait les intérêts de l’impérialisme allemand — invite les impérialistes à se partager pacifiquement le gâteau turc.

« C’est un grand malheur que l’Allemagne semble se solidariser avec la Turquie. (…) Si l’Allemagne avait élevé en son temps, à Constantinople, la voix de la raison, la tâche des amis de la paix en eût été facilitée pour donner au rapprochement entre la France, la Russie et l’Angleterre un caractère véritablement pacifique et hâter de la sorte l’heure où la Triple Entente et la Triple Alliance pourront s’unir en une vaste entente européenne.

Je peux dire que les socialistes français travaillent dans la mesure de leurs forces et avec une passion ardente à la réalisation de ce dessein ».

Les socialistes français eussent difficilement trouvé un objet moins digne de leurs efforts. Rêver de réconcilier par des prêches de morale les deux trusts impérialistes — et qualifier cela de « politique réaliste » ! Jaurès prouve ainsi — et de façon frappante — qu’on ne peut être un grand utopiste et n’avoir qu’une toute petite utopie….

C’est en vain que Rosa Luxemburg lui démontra dans sa lettre ouverte que les intérêts des Etats capitalistes actuels, en politique étrangère, diffèrent selon qu’on les envisage du point de vue des classes gouvernantes ou de celui du prolétariat. C’est en vain qu’elle lui rappela — ce qu’il ne pouvait d’ailleurs pas ne pas savoir — qu’il ne s’agit pas uniquement de politique coloniale. C’est en vain qu’elle l’invita à démasquer les mensonges des deux diplomaties en présence an lieu d’encourager leurs manœuvres. Jaurès continua à se croire dans le bon chemin.

Dans les citations que nous avons empruntées à un discours et à un article d’un représentant autorisé de la IIe Internationale, toutes les contradictions de cette Internationale même sont visibles. En de nombreuses résolutions, la IIe Internationale dénonçait cruellement l’impérialisme et conviait les travailleurs à une lutte impitoyable contre la guerre. Mais il tolérait pourtant les phrases sur « la guerre défensive », sur la « défense nationale », les accords pacifiques, etc., qui ont servi par la suite de point de départ à la bacchanale du chauvinisme socialiste.

Quatre jours avant sa mort, à la veille même de la guerre Jaurès parlant à Lyon-Vaise reconnaissait le caractère impérialiste de la guerre imminente. Démocrate probe, il ne ménageait pas son propre gouvernement. « La politique coloniale de la France était coupable », disait-il, et la « politique étrangère qui craint la lumière était l’alliée principale de cette dernière ».

Ainsi s’exprimait encore Jaurès en juillet 1914. Et pointant, on a peine à ne pas croire que Jaurès, s’il avait échappé aux balles de son assassin, eût suivi la même politique que ses successeurs actuels. Vaillant, Sembat et leurs amis, ne connaissaient-ils pas comme Jaurès le caractère véritable de la guerre qui approchait ? Le pacifisme démocratico-bourgeois avait des racines trop profondes chez Jaurès pour qu’il pût surmonter les vieilles traditions de la bourgeoisie française révolutionnaire, pour qu’il pût se débarrasser de l’idée de défense nationale et surmonter les contradictions intérieures dont est morte la IIe Internationale. Jaurès, qui a pris une part si importante à la rédaction des résolutions de Stuttgart et de Bâle — résolutions où il n’y avait pas un mot sur la défense nationale, mais qui invitaient le prolétariat à consacrer toute son attention à la lutte contre l’impérialisme, — Jaurès écrivait à peu près à la même époque son livre sur l’Armée nouvelle, dont la défense de la patrie est l’idée maîtresse. Et défendant le projet d’une réforme radicale de l’armée française, il faisait surtout valoir qu’elle accroîtrait les forces de la France, que l’armée nouvelle pourrait mieux défendre le territoire national… Dans le projet de loi de réforme militaire annexé à son livre, Jaurès énonce dès le premier de ses 18 articles le devoir de tout citoyen âgé de 20 à 45 ans de participer à la défense nationale. — C’est écrit après le Congrès de Stuttgart, après le conflit marocain, à la veille de l’expédition italienne en Tripolitaine et de la première guerre des Balkans, 4 ou 5 années avant la première grande guerre impérialiste européenne. Il l’écrit à Paris, dans la capitale de l’une des plus grandes puissances coloniales ! Et l’homme qui écrit cela connaissait mieux que personne l’envers de la politique internationale des « grandes » puissances, pouvait de plus près que tout autre socialiste observer les vilenies, le caractère réactionnaire, l’esprit de lucre et de pillage de la politique de la ploutocratie financière jouant le destin des patries !

Jaurès connaissait naturellement tous les mobiles de la politique coloniale. Il reconnaissait que les « bandits colonisateurs » pouvaient d’un moment à l’autre provoquer la guerre. Parlant du congrès de Stuttgart, il disait à Paris (1907) :

« Au moment où je vous parle, il y a des flibustiers, il y a des journalistes de proie, il y a des banquiers d’audace, il y a des capitalistes cyniques qui rêvent au Maroc une grande expédition fructueuse.

Contre ces projets, contre la guerre, il faut lutter de toutes nos forces. Mais par quels moyens ? »

L’arbitrage constitue la revendication essentielle de Jaurès :

Quand un litige commencera, nous dirons aux gouvernants : Entendez-vous par vos diplomates. Si vos diplomates n’y réussissent pas, allez devant les arbitres que vous avez désignés vous-mêmes, inclinez-vous devant eux ; pas de guerre, pas de sang versé : l’arbitrage de l’humanité, l’arbitrage de la raison. Et si vous ne le voulez pas, eh bien, vous êtes un gouvernement de scélérats, un gouvernement de bandits, un gouvernement de meurtriers. Et le devoir des prolétaires, c’est de se soulever contre vous, c’est de prendre, c’est de garder les fusils que vous leur mettez en mains, mais non pas… (…)

C’est une révolution qui sortira non seulement du cœur du prolétariat révolté à la seule pensée de la guerre où on veut l’entraîner contre d’autres prolétaires ; cette révolution jaillira aussi de la conscience même du pays. (…)

« Vous voulez la paix ? Allons devant les arbitres » (…)

Ou s’ils ne le veulent pas, s’ils continuent alors à mobiliser leurs bataillons, ce sera pour écraser le prolétariat et le prolétariat se défendra lui-même en défendant la patrie de la Révolution. »

L’arbitrage ou la révolution ! Le biographe de Jaurès résume ainsi son point de vue. Et ce dilemme caractérise on ne peut mieux le tribun disparu.

La classe ouvrière doit s’insurger… au nom de l’arbitrage, pour contraindre les gouvernements à s’incliner devant le tribunal arbitral de la Haye !

Peut-on concevoir plus parfaite utopie ?

Tout le jauressisme est là : pacifisme à doublure révolutionnaire.

D’une part, les appels les plus révolutionnaires, la dénonciation impitoyable des flibustiers « coloniaux ».

De l’autre, cette déclaration : « aucune contradiction pour les prolétaires socialistes et internationalistes à participer de façon active à l’organisation populaire de la défense nationale ».

D’une part, l’intelligence la plus nette du rôle du militarisme entre les mains des impérialistes. — De l’autre, les projets de création de « l’armée nouvelle », d’une « armée idéale au service de l’idéal ». — Jaurès, écrit son biographe, « aime passionnément l’armée parce qu’il adore la France. ». Tout Jaurès est là.

 

 

A la mémoire de Jaurès

Grigori Zinoviev

31 juillet 1919

Cher camarade Loriot !

Cinq ans se sont écoulés depuis le jour mé­morable où la bourgeoisie française, par la main de son agent Villain, a tué traîtreuse­ment le glorieux tribun des ouvriers français, Jean Jaurès. L’assassinat de Jaurès fut un triomphe non seulement pour la bourgeoisie française, mais aussi pour la bourgeoisie rus­se. L’enquête n’a pas établi exactement le rôle joué par l’ambassade du tsar à Paris dans l’as­sassinat de Jaurès. (D’ailleurs, cette enquête ne s’était pas assigné pour but de découvrir les véritables auteurs de ce crime monstrueux, mais bien au contraire d’effacer leurs traces. Elle a été menée de façon à permettre à la justice de classe d’acquitter l’assassin de Jau­rès, ce à quoi ont réussi les agents du capital français.

Soit dit entre parenthèses : il est hors de doute que la bande tsariste et la bourgeoisie monarchiste de la Russie non seulement ont approuvé l’infâme assassinat de Jaurès, mais encore l’ont inspiré jusqu’à un certain point. MM. Milioukov et Sazonov, qui ont trouvé un chaleureux accueil à la Bourse de Paris, ont certainement poussé un soupir de soulage­ment  quand ils apprirent, le 1er août 1914, que Jean Jaurès, — qui avait voué une haine ar­dente à l’alliance de réaction franco-russe et qui était l’ennemi passionné de la boucherie impérialiste, — n’était plus au nombre des vi­vants.

Aujourd’hui, quand les ouvriers du monde entier commémorent la triste date du cinquiè­me anniversaire de la mort du chef aimé des prolétaires français, nous nous rappelons ce que disait Jaurès, fort peu de temps avant son assassinat. Vous vous souvenez, camarade Lo­riot, du discours prononcé par feu Jaurès qua­tre jours avant sa mort, dans une réunion pu­blique à Lyon-Vaise. Déjà alors les grandes li­gnes de la tuerie impérialiste imminente se dessinaient avec une netteté parfaite. Jaurès voyait très clairement que la guerre, préparée par la bourgeoisie des deux coalitions pendant une série d’années, était inévitable. Dans ce remarquable discours, qui fut le chant du cy­gne du grand tribun, Jaurès s’exprimait ainsi :

« Citoyens, la note que l’Autriche a adressée à la Serbie est pleine de menaces. (…) l’Allemagne fait savoir qu’elle se solidarisera avec l’Autriche (…) Mais alors, ce n’est plus seulement le traité d’alliance entre l’Autriche et l’Allemagne qui entre en jeu, c’est le traité secret mais dont on connaît les clauses essentielles, qui lie la Russie et la France. (…) Dans une heure aussi grave, aussi pleine de périls pour nous tous, pour toutes les patries, je ne veux pas m’attarder à chercher longuement les responsabilités. (…) Lorsque nous [les so­cialistes français] avons dit que pénétrer par la force, par les armes au Maroc, c’était ouvrir l’ère des ambitions, des convoitises et des conflits, on nous a dénoncés comme de mauvais Français (…). Voilà, hélas! notre part de responsabilités, [c'est-à-dire de la France] et elle se précise, si vous voulez bien songer que c’est la question de la Bosnie-Herzégovine qui est l’occasion de la lutte entre l’Autriche et la Serbie et que nous, Français, quand l’Autriche annexait la Bosnie-Herzégovine, nous n’avions pas le droit ni le moyen de lui opposer la moindre remontrance, parce que nous étions engagés au Maroc et que nous avions besoin de nous faire pardonner notre propre péché en pardonnant les péchés des autres. (…)

Et alors notre ministre des Affaires étrangères disait à l’Autriche : « Nous vous passons la Bosnie-Herzégovine, à condition que vous nous passiez le Maroc »(…)

Nous disions à l’Italie. « Tu peux aller en Tripolitaine, puisque je suis au Maroc, tu peux voler à l’autre bout de la rue, puisque moi j’ai volé à l’extrémité. »

Ces deux brefs dialogues qui résumaient, d’après Jaurès, le fond même de la politique étrangère des « grandes » puissances telles que la France, l’Autriche, l’Italie, sont suffisamment transparents…

Mais écoutez la suite :

« Les Russes qui vont peut-être prendre parti pour les Serbes — continue Jaurès, — (…) vont dire « Mon cœur de grand peuple slave ne supporte pas qu’on fasse violence au petit peuple slave de Serbie. » Oui, mais qui est-ce qui a frappé la Serbie au cœur ? Quand la Russie est intervenue dans les Balkans, en 1877, et quand elle a créé une Bulgarie, soi-disant indépendante, avec la pensée de mettre la main sur elle, elle a dit à l’Autriche : « Laisse-moi faire et je te confierai l’administration de la Bosnie-Herzégovine » (…) Dans l’entrevue que le ministre des Affaires étrangères russe a eu avec le ministre des Affaires étrangères de l’Autriche, la Russie a dit à l’Autriche : « Je t’autoriserai à annexer la Bosnie-Herzégovine à condition que tu me permettes d’établir un débouché sur la mer Noire, à proximité de Constantinople. »

Résumant la situation, Jaurès dit littérale­ment :

« La politique coloniale de la France, la politique sournoise de la Russie et la volonté brutale de l’Autriche ont contribué à créer l’état de choses horrible où nous sommes. L’Europe se débat comme dans un cauchemar. »

El il tira la conclusion pratique :

« Citoyens, si la tempête éclatait, tous, nous socialistes, nous aurons le souci de nous sauver le plus tôt possible du crime que les dirigeants auront commis… »

Telles furent les paroles prophétiques de Jaurès. Mais à peine les yeux de Jaurès se fu­rent-ils fermés pour toujours que ses chétifs « épigones » passèrent du côté de la bour­geoisie française qu’ils continuent de servir fidèlement jusqu’à ce jour. Jean Jaurès haïs­sait passionnément la malhonnête alliance franco-russe, entachée de violence, c’est-à-dire l’alliance de la ploutocratie française avec le tsar et la bourgeoisie russe. Les social-traîtres français, tout, en affirmant cyniquement que les enseignements de Jaurès sont sacrés pour eux, demeurent fidèles aux traditions de cette alliance franco-russe réactionnaire. Car l’appui fourni à Koltchak, le fait de soutenir Sazonob, Savinkov, Maklakov et Tchaïkovsky, c’est la continuation (dans des conditions différentes seulement) de l’alliance, basée sur la violence des bandits du capital français avec les vau­tours du capitalisme russe chassés de Russie.

La bourgeoisie française, qui a inspiré l’as­sassinat de Jaurès, joue maintenant le rôle de l’élément le plus réactionnaire existant parmi les impérialistes internationaux. Elle organise ouvertement une campagne contre la rouge Hongrie et contre le gouvernement ouvrier et paysan de Russie. Elle s’est tellement enhardie qu’elle proclame ouvertement pour son héros Villain, l’assassin, dont elle a obtenu l’acquit­tement en lançant un défi à la classe ouvrière française.

Mais le prolétariat français, nous en sommes persuadés, restera fidèle aux meilleures traditions de Jaurès. C’est le sang de Jaurès qui a cimenté les premiers détachements des ouvriers internationalistes français. L’érection de son monument à Paris a été l’occasion de la première manifestation en masse des ou­vriers français en l’honneur de la révolution prolétarienne russe et en faveur de la dictature du prolétariat.

Les ouvriers russes ont élevé dans leur ca­pitale rouge, Moscou, dès l’année dernière, un monument à Jean Jaurès.

Si Clemenceau et Pichon avaient les mains entièrement libres, nous sommes persuadés qu’en réponse à cet acte ils auraient érigé aux Champs-Elysées un monument à Nicolas Romanov et à Grégoire Raspoutine. Les gens qui ont acquitté Villain sont capables d’un tel cynisme.

Jaurès a appris aux ouvriers français à haïr le tsarisme russe. Il considérait comme un des principaux buts de sa vie de démasquer l’alliance de réaction de la bourgeoisie française avec la ploutocratie russe. Celte propagande de Jaurès a pénétré profondément au cœur du prolétariat français. La semence répandue par Jaurès donnera, nous en sommes convaincus, une riche moisson. Les ou­vriers français serrent les rangs chaque jour davantage, ils voient maintenant clairement quand la guerre a été menée « jusqu’au bout », que le capital français a remporté une « vic­toire complète », que l’impérialisme français a imposé au peuple allemand la paix de bri­gandage qu’est la paix de Versailles. Et après ! L’ouvrier français a-t-il l’existence pins facile ? Le paysan français s’est-il enrichi, le soldat français peut-il respirer librement ? Non, et mille fois non ! Comme auparavant, la bour­geoisie continue à nager dans le luxe, comme auparavant des dizaines do millions de travailleurs continuent à mener une existence misé­rable.

La révolution prolétarienne mondiale est inévitable. C’est maintenant clair pour tous ceux qui veulent regarder les événements on face.

Le Comité Exécutif de l’Internationale Communiste envoie en votre personne, camarade Loriot, un salut fraternel à la classe ouvrière française, aux travailleurs paysans, aux sol­dats et aux marins loyaux de votre pays. La mémoire de votre chef Jean Jaurès est vénérée par les ouvriers conscients de tous les pays. Gloire et souvenir éternels à Jean Jaurès !

Vive la Révolution prolétarienne univer­selle !

Le président du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste

G. ZINOVIEV.

Le 31 juillet 1919.