Théorie

Communisme et franc-maçonnerie en France – Léon Trotsky – 25 novembre 1922

Texte repris et introduit par ML pour vivelepcf

Nous reproduisons ce texte pour sa valeur de document historique. A l’époque où Trotsky adresse cet article aux communistes français, il représente l’Internationale communiste, dont il est l’un des dirigeants, chargé de suivre la France.

En 1922, le tout nouveau parti communiste français reste imprégné du mode de fonctionnement parlementariste d’avant-guerre. L’appartenance à la franc-maçonnerie reste répandue parmi certains de ses cadres formés à l’école de la démocratie bourgeoise, de « l’aristocratie ouvrière », même s’ils ont fait le choix de suivre l’appel d’Octobre. Par ailleurs, la Ligue des droits de l’Homme, appendice de la franc-maçonnerie, vient de mettre son discours moralisateur au service de l’Union sacrée et de la guerre.

La nécessité de rompre avec cette mauvaise tradition du socialisme français explique la violence de certains termes de Trotsky comme dans la fameuse phrase: « La franc-maçonnerie est une plaie mauvaise sur le corps du communisme français. Il faut la brûler au fer rouge. ». Obligation sera faite aux adhérents du Parti de dévoiler leur appartenance à la franc-maçonnerie, rendue incompatible avec l’exercice de responsabilités dans le Parti.

Dans les décennies suivantes, le PCF se tient naturellement à cette position mais sans pratiquer d’ostracisme vis-à-vis de l’individu franc-maçon, notamment lorsqu’il sera victime de la répression du régime de Vichy.

Sur bien des points, l’analyse acerbe de Trotsky reste d’actualité. La franc-maçonnerie reste, pour certains qui font partie des élites du système ou qui croient en faire partie, l’antichambre hypocrite et intéressée où s’élabore et se reflète ce que l’on appelle maintenant la pensée unique. La franc-maçonnerie s’efforce toujours de séduire, d’attirer et de corrompre des franges dirigeantes des organisations historiques de la classe ouvrière.

Après le lancement en 1994 de la « Mutation » du PCF, on a pu voir Robert Hue puis Marie-George Buffet accepter les invitations plus ou moins mal intentionnées des loges (ils ont honoré de même les invitations du CRIF), leur reconnaissant de la légitimité morale.

Avec le Front de gauche, la direction du PCF s’est même placée dans l’ombre d’un franc-maçon notoire et représentatif sinon caricatural, « portier » de sa loge au Grand Orient de France, Jean-Luc Mélenchon.

Est-ce au Grand Orient, où il a pu le côtoyer, que Mélenchon a appris à apprécier Serge Dassault au point de manifester une admiration et grande indulgence pour le patron milliardaire controversé ?

La position historique du PCF à l’égard de la franc-maçonnerie est somme toute juste et équilibrée…

 

Communisme et franc-maçonnerie en France – Léon Trotsky – 25 novembre 1922

« Le développement du capitalisme a toujours approfondi et approfondit sans cesse les antagonismes sociaux. Les efforts de la bourgeoisie ont toujours tendu à émousser ces antagonismes en politique. L’histoire du siècle dernier nous présente une extrême diversité de moyens employés par la bourgeoisie à cet effet. La répression pure et simple est son argument ultime, elle n’entre en scène que dans les moments critiques. En temps «normal», l’art politique bourgeois consiste à enlever pour ainsi dire de l’ordre du jour la question même de la dénomination bourgeoise, à la masquer de toutes sortes de décors politiques, juridiques, moraux, religieux, esthétiques et à créer de cette façon dans la société l’impression de la solidité inébranlable du régime existant.

Il est ridicule et naïf, pour ne pas dire un peu sot, de penser que la politique bourgeoise se fasse tout entière dans les parlements et dans les articles de tête. Non, cette politique se fait au théâtre, à l’église, dans les poèmes lyriques et à l’Académie, et à l’école. La bourgeoisie enveloppe de tous côtés la conscience des couches intermédiaires et même de catégories importantes de la classe ouvrière, empoisonnant la pensée, paralysant la volonté.

C’est la bourgeoisie russe, primitive et mal douée, qui a le moins réussi dans ce domaine, et elle a été cruellement punie. La poigne tsariste mise à nu, en dehors de tout système compliqué de camouflage, de mensonge, de duperie, et d’illusions, se trouva insuffisante. La classe ouvrière russe s’empara du pouvoir.

La bourgeoisie allemande, qui a donné incomparablement plus dans les sciences et les arts, était politiquement d’un degré à peine supérieure à la bourgeoisie russe : la principale ressource politique du capital allemand était le Hohenzollern prussien et le lieutenant prussien. Et nous voyons actuellement la bourgeoisie allemande occuper une des premières places dans la course à l’abîme.

Si vous voulez étudier la façon, les méthodes et les moyens par lesquels la bourgeoisie a grugé le peuple au cours des siècles, vous n’avez qu’à prendre en mains l’histoire des plus anciens pays capitalistes : l’Angleterre et la France. Dans ces deux pays, les classes dirigeantes ont affermi peu à peu leur domination en accumulant sur la route de la classe ouvrière des obstacles d’autant plus puissants qu’ils étaient moins visibles.

Le trône de la bourgeoisie anglaise aurait été brisé en mille morceaux s’il n’eût été entouré d’une atmosphère de respectability, de tartufferie et d’esprit sportif. Le bâton blanc des policemen ne protège que la ligne de repli de la domination bourgeoise et une fois le combat engagé sur cette ligne — la bourgeoisie est perdue. Infiniment plus important pour la conservation du régime britannique est l’imperceptible toile d’araignée de respectability et de lâcheté devant les commandements bourgeois et les «convenances» bourgeoises qui enveloppe les cerveaux des trade-unionnistes, des chefs du Labour Party et de nombreux éléments de la classe ouvrière elle-même.

La bourgeoisie française vit, politiquement, des intérêts du capital hérité de la Grande Révolution. Le mensonge et la perversion de la démocratie parlementaire sont suffisamment connus et semble-t-il, ne laissent plus place à aucune illusion. Mais la bourgeoisie fait de cette perversion même du régime son soutien. Comment cela ? Par l’entremise de ses socialistes. Ces derniers, par leur critique et leur opposition, prélèvent sur les masses du peuple l’impôt de la confiance, et au moment critique transmettent toutes les voix qu’ils ont recueillies à l’Etat capitaliste. Aussi la critique socialistes est-elle actuellement un des principaux étais de la domination bourgeoise. De même que la bourgeoisie française fait servir à ses but non seulement l’Eglise catholique, mais aussi le dénigrement du catholicisme, elle se fait servir non seulement par la majorité parlementaire, mais aussi par les accusateurs socialistes, ou même souvent anarchistes, de cette majorité. Le meilleur exemple en est fourni par la dernière guerre, où l’on vit abbés et francs-maçons, royalistes et anarcho-syndicalistes, se faire les tambours enthousiastes du capital sanglant.

Nous avons prononcé le mot : franc-maçonnerie. La franc-maçonnerie joue dans la vie politique française un rôle qui n’est pas mince. Elle n’est en somme qu’une contrefaçon petite bourgeoise du catholicisme féodal par ses racines historiques. La République bourgeoise de France avançant tantôt son aile gauche, tantôt son aile droite, tantôt les deux à la fois, emploie dans un seul et même but soit le catholicisme authentique, ecclésiastique, déclaré, soit sa contrefaçon petite-bourgeoise, la franc-maçonnerie, où le rôle des cardinaux et des abbés est joué par des avocats, par des tripoteurs parlementaires, par des journalistes véreux, par des financiers juifs déjà bedonnants ou en passe de le devenir. La franc-maçonnerie, ayant baptisé le vin fort du catholicisme, et réduit, par économie petite-bourgeoise, la hiérarchie céleste au seul «Grand Architecte de l’Univers», a adapté en même temps à ses besoins quotidiens la terminologie démocratique : Fraternité, Humanité, Vérité, Equité, Vertu. La franc-maçonnerie est une partie non officielle, mais extrêmement importante, du régime bourgeois. Extérieurement, elle est apolitique, comme l’Eglise ; au fond, elle est contre-révolutionnaire comme elle. A l’exaspération des antagonismes de classes, elle oppose des formules mystiques sentimentales et morales, et les accompagne, comme l’Eglise, d’un rituel de Mi-Carême. Contrepoison impuissant, de par ses sources petites-bourgeoises contre la lutte de classe qui divise les hommes, la maçonnerie, comme tous les mouvements et organisations du même genre, devient elle-même un instrument incomparable de lutte de classe, entre les mains de la classe dominante contre les opprimés.

Le grand art de la bourgeoisie anglaise a toujours consisté à entourer d’attention les chefs surgissant de la classe ouvrière, à flatter leur respectability, à les séduire politiquement et moralement, à les émasculer. Le premier artifice de cet apprivoisement et de cette corruption, ce sont les multiples sectes et communautés religieuses où se rencontrent sur un terrain «neutre» les représentants des divers partis. Ce n’est pas pour rien que Lloyd George a appelé l’Eglise «la Centrale électrique de la politique». En France, ce rôle, en partie du moins, est joué par les loges maçonniques. Pour les socialistes, et plus tard pour le syndicaliste français, entrer dans une loge signifiait communier avec les hautes sphères de la politique. Là, à la loge, se lient et se délient les relations de carrière ; des groupements et des clientèles se forment, et toute cette cuisine est voilée d’un crêpe de morale, de rites et de mystique. La franc-maçonnerie ne change rien de cette tactique, qui a fait ses preuves, à l’égard du Parti Communiste : elle n’exclut pas les communistes de ses loges, au contraire, elle leur en ouvre les portes toutes grandes. La maçonnerie cesserait d’être elle-même, si elle agissait autrement. Sa fonction politique consiste à absorber les représentants de la classe ouvrière pour contribuer à ramollir leurs volontés et, si possible, leurs cerveaux. Les «frères» avocats et préfets sont naturellement très curieux et même enclins à entendre une conférence sur le communisme. Mais est-ce que le frère de gauche, qui est le frère cadet, peut se permettre d’offrir au frère aîné, qui est le frère de droite, un communisme sous le grossier aspect d’un bolchévik le couteau entre les dents ? Oh ! non. Le communisme qui est servi dans les loges maçonniques doit être une doctrine très élevée, d’un pacifisme recherché, humanitaire, reliée par un très subtil cordon ombilical de philosophie à la fraternité maçonnique. La maçonnerie n’est qu’une des formes de la servilité politique de la petite-bourgeoisie devant la grande. Le fait que des «communistes» participent à la maçonnerie indique la servilité morale de certains pseudo-révolutionnaires devant la petite bourgeoisie et, par son intermédiaire, devant la grande.

Inutile de dire que la Ligue pour la Défense des Droits de l’homme et du citoyen n’est qu’un des accès de l’édifice universel de la démocratie capitaliste. Les loges étouffent et souillent les âmes au nom de la Fraternité ; la Ligue pose toutes les questions sur le terrain du Droit. Toute la politique de la Ligue, comme l’a démontré avec clarté la guerre, s’exerce dans les limites indiquées par l’intérêt patriotique et national des capitalistes français. Dans ce cadre, la Ligue a tout loisir de faire du bruit autour de telle ou telle injustice, de telle ou telle violation du droit ; cela attire les carriéristes et abasourdit les simples d’esprit.

La Ligue des Droits de l’Homme a toujours été, de même que les loges maçonniques, une arène pour la coalition politique des socialistes avec les radicaux bourgeois. Dans cette coalition, les socialistes agissent, bien entendu, non pas comme représentants de la classe ouvrière, mais individuellement. Toutefois, l’importance prise par tel ou tel socialiste dans les loges est déterminée non pas le poids de sa vertu individuelle, mais par l’influence politique qu’il a dans la classe ouvrière. Autrement dit : dans les loges et autres institutions du même genre, MM. les socialistes tirent profit pour eux-mêmes du rôle qu’ils jouent dans le mouvement ouvrier. Et ni vu ni connu, car toutes les machinations sont couvertes par le rituel idéaliste.

Bassesse, quémandage, écorniflage, aventurismes, carriérismes, parasitisme, au sens le plus direct et le plus matériel du mot, ou bien, en un sens plus occulte et «spirituel» — voilà ce que signifie la franc-maçonnerie pour ceux qui viennent à elle d’en bas. Si les amis de Léon Blum et de Jouhaux s’embrassent dans les loges avec leurs frères du bloc des gauches, ils restent, ce faisant, complètement dans le cadre de leur rôle politique ; ils parachèvent dans les séances secrètes des loges maçonniques ce qu’il serait incongru de faire ouvertement en séance publique du Parlement ou dans la presse. Mais nous ne pouvons que rougir de honte en apprenant que dans les rangs d’un Parti Communiste (!!!) il y a des gens qui complètent l’idée de la dictature du prolétariat par la fraternisation dans les tenues maçonniques avec les dissidents, les radicaux, les avocats et les banquiers. Si nous ne savions rien d’autre sur la situation de notre Parti français, cela nous suffirait pour dire avec Hamlet : «Il y a quelque chose de pourri dans le royaume de Danemark…» L’Internationale peut-elle permettre à cet état de choses véritablement honteux de se prolonger et même de se développer ? Ce serait permettre que la Parti Communiste Français occupe dans les système du conservatisme démocratique la place de soutien de gauche occupée autrefois par le Parti Socialiste. Mais cela ne sera pas — nous avons trop foi en l’instinct révolutionnaire et en la pensée révolutionnaire de l’avant-garde prolétarienne française. D’une lame impitoyable elle tranchera une fois pour toutes les liens politiques, philosophiques, moraux et mystiques qui rattachent encore la tête de son Parti aux organes déclarés ou masqués de la démocratie bourgeoise, à ses loges, à ses ligues, à sa presse. Si ce coup d’épée laisse par delà les murs de notre Parti quelques centaines et même quelques milliers de cadavres politiques, tant pis pour eux. Tant pis pour eux et tant mieux pour le Parti du prolétariat, car ses forces et son poids ne dépendent pas du seul nombre de ses membres.

Une organisation de 50.000 membres, mais construite comme il faut, qui sait fermement ce qu’elle veut et qui suit la voie révolutionnaire sans jamais s’en écarter, peut et doit conquérir la confiance de la majorité de la classe ouvrière et occuper dans la révolution la place directrice. Une organisation de 100.000 membres contenant centristes, pacifistes, franc-maçons, journalistes bourgeois, etc., est condamnée à piétiner sur place, sans programme, sans idée, sans volonté — et jamais ne pourra conquérir la confiance de la classe ouvrière.

La franc-maçonnerie est une plaie mauvaise sur le corps du communisme français. Il faut la brûler au fer rouge. »

Lettre ouverte à Jean Jaurès – Rosa Luxemburg 1908

Rosa Luxemburg réagit vivement à un article de Jaurès publié dans la presse allemande dans lequel il célèbre « l’entente cordiale » et les alliances de la France et de l’Angleterre avec la Russie tsariste. Elle refuse d’y voir un facteur de paix, de confondre l’intérêt des socialistes et du prolétariat – même en matière de politique étrangère – avec ceux des bourgeoisies. Elle souligne le soutien apporté à la Russie tsariste pour écraser la révolution russe (de 1905). 

De Rosa Luxemburg, 24 juillet 1908, traduit par ML pour vivelepcf.fr, 30 juillet 2014

Lettre ouverte à Jean Jaurès

Cher camarade,

Vous avez jugé bon de présenter vos vues sur la situation politique présente dans l’organe berlinois du libéralisme allemand et de tenter d’y laver le soupçon que l’Entente cordiale entre la France, l’Angleterre et la Russie puisse être une menace de guerre. Au contraire, vous célébrez cet accord comme une preuve qu’il n’y aurait pas de contradictions irréductibles entre les grandes puissances européennes et comme un élément pour consolider la paix en Europe. Vous écrivez :

« Une entente entre la France, l’Angleterre et la Russie, une Triple-Entente n’est pas en elle-même une menace pour la paix. Elle peut même avoir des buts et des effets pacifiques. En tout cas, elle démontre que beaucoup de contradictions, qualifiées d’insurmontables, peuvent donner lieu à conciliation. A l’époque de Fachoda, la France et l’Angleterre semblaient à la veille d’une guerre, et maintenant elles viennent de conclure l’Entente cordiale. Lorsque j’étais enfant, j’ai appris à l’école que l’Angleterre et la Russie étaient prédestinées à s’affronter en Asie. Or nous venons d’assister à l’entrevue de Reval qui a donné lieu à des accords sur l’Asie – et peut-être sur l’Europe.

Pourquoi l’antagonisme anglo-allemand ne se laisserait-il pas régler de la même façon ?

Même la nouvelle Triple-Entente pourrait conduire à une situation pacifique de ce genre, si la France comprend correctement son rôle et si elle possède à côté de la conscience de sa force la conscience de son devoir. »

Vous ne trouvez qu’une seule ombre à ces perspectives lumineuses :

« Il est malheureux que l’Allemagne paraisse se solidariser avec la Turquie – non seulement avec l’Empire turc, mais aussi avec les méfaits de ses gouvernants. Il nous semble que l’Allemagne pourrait protéger suffisamment la Turquie contre une agression, sans avoir pour autant à refuser son appui à une œuvre nécessaire de réforme et d’humanisation. L’Allemagne ne ferait que favoriser ses adversaires si elle leur permettait d’affirmer qu’elle cherche à asseoir son influence en Turquie par une douteuse attitude de complaisance. Naturellement, la Turquie a le plus grand intérêt à faire elle-même les réformes, car, ce faisant, elle enlèverait tout prétexte à l’immixtion dans ses affaires intérieures aux Etats qui se cachent sous le manteau de l’humanisme.

Si l’Allemagne faisant entendre à Constantinople et en temps voulu la voix de la raison, elle faciliterait aux amis de la paix la tâche qui consiste à donner au rapprochement avec la France, la Russie et l’Angleterre une signification véritablement pacifique afin d’accélérer l’heure ou la Triple-Alliance et la Triple-Entente pourront s’unir dans un grand concert européen.

Je dois dire que les socialistes français travailleront avec une ardeur passionnée et avec toutes les forces dont ils disposent pour atteindre cet objectif. »

Dans ces réflexions, il y a bien des éléments qui me paraissent difficilement conciliables avec les positions de la social-démocratie allemande en matière de politique étrangère. Je crois par exemple que les combinaisons politiques qui traitent de la « France », de « l’Allemagne », de la « Russie », de « l’Angleterre » et des « intérêts » de ces entités ressemblent, autant qu’un œuf à un autre œuf, au langage propre aux politiciens bourgeois. Je crois que les « intérêts » des Etats capitalistes d’aujourd’hui divergent profondément également en politique étrangère, quand ils ne sont pas directement opposés, selon que l’on se place du point de vue de la classe dirigeante ou bien du prolétariat et de sa politique de classe.  En conséquence, il ne saurait être en aucun cas dans l’intérêt du socialisme de soutenir l’imposture de la politique bourgeoise officielle qui parle des « intérêts d’Etat » ou des « intérêts populaires » comme d’un tout homogène, l’imposture de la concordance d’intérêts entre toutes les classes dans le domaine de la politique étrangère.

Par-delà il me semble que, grâce à la base scientifique de notre conception du monde, nous savons très bien qu’aussi bien la guerre que la paix dans le monde capitaliste moderne proviennent de causes sociales beaucoup plus profondes que la volonté et les petits jeux d’intrigue des hommes d’Etat « dirigeants ». Nous savons que, tant que subsistera le capitalisme, il existera des antagonismes insurmontables entre les Etats qui ne pourront que s’aiguiser avec la poursuite des politiques d’expansion et de colonisation mondiales et que qu’aucun emplâtre, aucune « alliance » ne réduira. Les « alliances » et les « ententes » entre Etats militaristes ne représentent en elles-mêmes que les moyens cachés pour accroître la politique d’armement et, ce faisant, la propagation des risques de guerre au-delà de leur secteur immédiat. Par conséquent, il me semble qu’il rentre beaucoup moins dans les tâches des socialistes de nourrir les illusions des apôtres bourgeois de la paix et leur espoir de préserver la paix par quelque numéro de la diplomatie, mais bien davantage de démasquer progressivement le jeu ridicule et pitoyable de cette diplomatie, son impuissance, son caractère borné et trompeur.

Mais tout cela est affaire de conception et je ne cherche pas à me flatter de polémiquer avec vous là-dessus.

Seulement, il y a un point – et c’est le point central de vos réflexions – contre lequel, je crois, il faut élever la plus vive protestation.

Vous approuvez et défendez la dernière réalisation de la diplomatie capitaliste : l’entente cordiale anglo-russe. Vous louez la rencontre du roi Edouard avec le tsar à Reval et ses résultats bénéfiques pour l’Asie. Je me permets de vous rappeler qu’il y a encore un pays en Europe, sur le destin duquel cette fraternisation anglo-russe aura des conséquences et ce pays, c’est la Russie.

Le destin de la révolution russe est depuis le commencement étroitement lié aux événements en politique étrangère. C’est une guerre malheureuse et l’écroulement  de la puissance extérieure de la Russie qui furent le prélude de la révolution intérieure. Après les défaites de l’absolutisme à Tsushima et Moukden comme après ses défaites à Saint-Pétersbourg et à Varsovie, le prestige de la Russie dans la politique internationale était au plus bas. Si les Etats européens et les classes bourgeoises d’Allemagne, de France, d’Angleterre avaient été les représentants de la liberté bourgeoise, et non, ce qu’ils sont en réalité, les représentants brutaux des intérêts communs des exploiteurs et des oppresseurs, alors, après ces défaites, la Russie, la Russie officielle absolutiste, aurait dû être rejetée du concert européen, foulée aux pieds par l’opinion officielle européenne, boycottée par la bourse européenne. Naturellement l’exact opposé s’est produit. Effrayée par la révolution russe, la bourgeoisie d’Europe a couru au secours de l’absolutisme russe : Avec l’aide des bourses allemande et française, le tsarisme a pu se défendre après les premiers succès de la révolution. Et aujourd’hui, c’est la contre-révolution qui prédomine en Russie et elle signifie : cours martiales et potences. Maintenant l’absolutisme cherche à rendre définitive cette victoire sur la révolution, à la consolider. Pour cela, il a recours principalement au moyen éprouvé de chaque despotisme ébranlé : les succès en politique extérieure.

Dans cet esprit, la presse russe à la botte a engagé depuis un certain temps une véritable campagne belliciste contre des pays étrangers. Dans cette tendance, le gouvernement Stolypine organise la fièvre panslaviste. Le dernier succès éclatant de la diplomatie russe, « l’Entente cordiale » avec l’Angleterre sert cet objectif. L’alliance « cordiale » de l’Angleterre avec la Russie, de même que l’alliance de la France avec la Russie, signifient le renforcement de la Sainte-Alliance de la bourgeoisie de l’Ouest de l’Europe avec la contre-révolution russe, avec les étrangleurs et les bourreaux des combattants de la liberté russes et polonais. Elles signifient la consolidation de la réaction la plus sanguinaire non seulement en Russie même mais aussi dans les relations internationales. La preuve la plus manifeste du contenu des accords anglo-russes trouve son expression dans le massacre orgiaque perpétré contre les rebelles perses pour rétablir, en Perse aussi, l’absolutisme.

Il est clair, au vu de cela, que le devoir le plus élémentaire des socialistes et des prolétaires de tous les pays consiste à s’opposer de toutes leurs forces aux alliances avec la Russie contre-révolutionnaire, à miner le prestige, l’influence et la position internationale de la Russie de Stolypine et à dénoncer infatigablement et le plus fort la tendance réactionnaire et liberticide en Russie comme au niveau international.

Il est clair à l’inverse que le soutien, avec toute l’autorité morale des socialistes de l’Ouest de Europe, à ces alliances avec la Russie actuelle, des alliances fondées sur le corps des exécutés et des massacrés, sur les chaînes des députés de la fraction socialiste à la Douma qui croupissent au bagne, sur les souffrances de dizaines de milliers de révolutionnaires emprisonnés, que ce soutien est une trahison à la cause de la révolution.

Comment doit-on comprendre votre soutien aux Ententes cordiales franco-russe et anglo-russe, camarade Jaurès ?

Comment doit-on expliquer que vous travailliez « avec une ardeur passionnée » à faire du bourreau sanguinaire de la Révolution russe et de l’insurrection perse le facteur déterminant de la politique européenne, à faire de la potence russe le pilier de la paix internationale – vous qui, il y a un temps, aviez tenu de brillants discours à la Chambre contre les prêts à la Russie, vous qui, il y a encore quelques semaines, avez publié dans votre « Humanité » un appel émouvant à l’opinion publique contre le travail sanglant des cours martiales en Pologne russe ?

Comment doit-on accorder vos plans de paix reposant sur l’alliance franco-russe et anglo-russe avec la toute récente protestation de la fraction socialiste à la Chambre et de la commission administrative du conseil national du parti socialiste, contre le voyage de Fallières en Russie, protestation en bas de laquelle figure votre signature et qui prend la défense en des termes saisissants des intérêts de la révolution russe ? Le Président de la République française n’a-t-il pas maintenant la possibilité de s’appuyer sur vos propres réflexions ? N’aura-il pas la logique de son côté pour répondre ainsi à votre protestation : Qui veut la fin veut aussi les moyens. Qui considère que l’alliance avec la Russie tsariste est une garantie de la paix internationale, doit aussi accepter tout ce qui renforce cette alliance et soigne cette amitié.

Qu’auriez-vous dit s’il s’était trouvé en Allemagne, ou en Russie, ou en Angleterre, des socialistes et des révolutionnaires qui, « dans l’intérêt de la paix » auraient défendu l’alliance avec le gouvernement de la Restauration, ou bien avec le gouvernement de Cavaignac, ou encore avec celui de Thiers et de Jules Favre, la couvrant de leur autorité morale ?

Je ne peux pas croire, comme vous le prétendez, que tous les socialistes français vous suivent dans cette politique. Pour le moins, je ne peux le croire de notre vieil ami Jules Guesde encore moins de notre ami Vailland, qui vient, à la Chambre, sous les cris de colère de toute la meute bourgeoise, d’une voix tonnante, de donner le nom qu’il mérite, à l’allié cordial de l’Angleterre et de la France, le tsar.

Jaurès vu par Zinoviev en 1916 et en 1919.

Jaurès célébré par Blum sous le Front populaire

Le révolutionnaire russe Zinoviev, compagnon de Lénine, juge sévèrement Jaurès dans un article de 1916 sur les socialistes français et la guerre, son incapacité à s’émanciper, avant 1914, du discours patriotique de la bourgeoisie et du réformisme. En 1919, le même Zinoviev commémore avec un profond respect le 5ème anniversaire de la mort de Jaurès, reprend ses derniers discours, se réfère aux « meilleures traditions de Jaurès », prépare, au nom de Jaurès, l’adhésion des socialistes français à la 3ème internationale.
Contradiction ? Non !  Les deux considérations sont justes. Jaurès était un réformiste petit bourgeois mais Jaurès était aussi un socialiste dont l’action et la mort ont nourri le développement du mouvement ouvrier et la construction du parti révolutionnaire.
Les textes ci-dessous sont repris du site http://www.marxists.org dont nous n’avons pas pu vérifier les traductions.
Extraits de Zinoviev 1916 :

Les côtés faibles et les côtés forts de la position de Jaurès par rapport à la guerre se révèlent avec une vigueur particulière dans un de ses remarquables discours sur l’idée de la paix et la solidarité prolétarienne.

Encore une fois, c’est à un degré stupéfiant que les rêveries pacifistes obscurcissaient la vision de Jaurès !

Rêver de réconcilier par des prêches de morale les deux trusts impérialistes — et qualifier cela de « politique réaliste » ! Jaurès prouve ainsi — et de façon frappante — qu’on ne peut être un grand utopiste et n’avoir qu’une toute petite utopie….

La classe ouvrière doit s’insurger… au nom de l’arbitrage, pour contraindre les gouvernements à s’incliner devant le tribunal arbitral de la Haye ! Peut-on concevoir plus parfaite utopie ? Tout le jauressisme est là : pacifisme à doublure révolutionnaire.

Extraits de Zinoviev 1919 :

Cinq ans se sont écoulés depuis le jour mé­morable où la bourgeoisie française, par la main de son agent Villain, a tué traîtreuse­ment le glorieux tribun des ouvriers français, Jean Jaurès. L’assassinat de Jaurès fut un triomphe non seulement pour la bourgeoisie française, mais aussi pour la bourgeoisie rus­se.

Mais le prolétariat français, nous en sommes persuadés, restera fidèle aux meilleures traditions de Jaurès. C’est le sang de Jaurès qui a cimenté les premiers détachements des ouvriers internationalistes français.

La mémoire de votre chef Jean Jaurès est vénérée par les ouvriers conscients de tous les pays. Gloire et souvenir éternels à Jean Jaurès !

1916 : « Les socialistes français et la guerre »

Grigori Zinoviev

Jean Jaurès

Nous étudierons, afin de caractériser l’évolution des socialistes français en présence de la guerre, les conceptions de Jaurès, de Marcel Sembat et de Jules Guesde.

Les côtés faibles et les côtés forts de la position de Jaurès par rapport à la guerre se révèlent avec une vigueur particulière dans un de ses remarquables discours sur l’idée de la paix et la solidarité prolétarienne. Ce discours devait être prononcé par Jaurès à Berlin, le 9 juillet 1905, devant l’assemblée socialiste que la gravité de la situation au Maroc avait fait convoquer.

Le Chancelier d’Empire, prince de Bülow, adressa dans cette circonstance à Jaurès toute une série de compliments à double sens. Dans une circulaire envoyée au prince de Radolin, ambassadeur d’Allemagne à Paris, Bülow écrivait :

L’on pourrait sans doute se fier au tact de M. Jaurès pour attendre de lui qu’il évitât tout ce qui pourrait causer des désagréments au gouvernement allemand ou au gouvernement français ; on ne saurait malheureusement avoir la même confiance dans les organisateurs allemands de la réunion. M. Jaurès a pu se convaincre lui-même il y a un an, à Amsterdam, de l’attitude retardataire de la social-démocratie allemande dont le point de vue purement négatif, doctrinaire et rétrograde contraste avec l’orientation plus pratique des socialistes français.

Payant ainsi son tribut au tact de Jaurès et soulignant comment « il appréciait en lui l’orateur », M. de Bülow lui interdit néanmoins de prendre la parole à Berlin. Jaurès prononça son discours à Paris, et ce discours, reproduit par toute la presse allemande, fut, le jour de la conférence de Berlin, distribué à des millions d’exemplaires.

Dans ce discours que Jaurès ne manqua pas de travailler profondément et qui donne par conséquent l’expression la plus complète de sa politique étrangère, nous lisons ce qui suit :

« Oui, nous savons cela, et nous savons aussi que la force ouvrière n’est pas encore assez organisée, assez consciente, assez efficace, pour refouler et neutraliser ces forces mauvaises. Ou bien le prolétariat, séduit par une fausse apparence de grandeur nationale, et corrompu par une part dérisoire du butin capitaliste et colonial, ne s’oppose que mollement aux entreprises de la force. (…) La guerre est, comme l’exploitation directe du travail ouvrier, une des formes du capitalisme, et le prolétariat peut engager une lutte systématique et efficace contre la guerre, comme il a entrepris une lutte systématique et efficace contre l’exploitation de la force ouvrière. »

Ce sont là les paroles d’un socialiste convaincu. Il n’ignore pas que la Triple Alliance et la Triple Entente, comparables à deux mécaniciens qui auraient lancé deux trains en sens contraire, sur la même voie, mènent l’Europe à une catastrophe imminente. Jaurès voit clairement que les guerres actuelles ne se justifient que par les intérêts du capital, que les impérialistes s’efforcent de corrompre les travailleurs, en leur jetant les miettes du butin colonial, et de tromper le prolétariat au moyen de leur phraséologie de « grandeur nationale », de culture, de droit, etc.

Jaurès s’exclame :

« Il n’y a pas un peuple qui représente contre un autre un système politique et social. Partout, selon un rythme différent mais dans une direction identique, la démocratie s’organise, le prolétariat se meut. Heurtez aujourd’hui l’une contre l’autre l’Allemagne, la France, l’Angleterre. il vous sera impossible du dire quelle est l’idée qui est engagée dans le conflit. (…) Ceux qui chercheraient à mettre aux prises l’Angleterre et l’Allemagne seraient obligés de s’avouer à eux-mêmes et à l’humanité tout entière que la seule âpreté de la concurrence capitaliste suscite et légitime le conflit. Or, le capitalisme, quelles que soient son audace et son impudence, n’aime pas à être surpris de la sorte à l’état de nudité ; et il a si souvent couvert ses méfaits de prétextes honnêtes, qu’il ne reste plus de feuilles au figuier. »

Et c’est là encore le langage d’un socialiste. Ce langage vise directement les prophètes actuels du social-chauvinisme, les Vandervelde, les Renaudel et cie. Vous ne sauverez aucune culture, leur dit Jaurès, vous ne ferez qu’aider les impérialistes à masquer leurs desseins. Jaurès ne s’est trompé que sur un point. Il croyait en 1905 qu’il n’y avait plus de feuilles au figuier… Dix années se sont écoulées depuis et voici que le parti socialiste officiel lui-même en trouve des brassées pour voiler la honte de l’impérialisme.

Jaurès passe ensuite à la question la plus pressante, celle des relations entre la France et l’Allemagne. Il ne cherche pas à blanchir sa patrie. Volontiers il admet que la France « a trop souvent abusé de son unité nationale constituée avant les autres, pour brutaliser et offenser les nations morcelées encore et inorganisées ».

Ce fut pour nos deux nations, il y a trente-cinq ans, une grande faillite d’idéalisme, que nous ne soyons arrivés que par le chemin de la guerre, nous [Français] à la République, vous [Allemands] à l’unité.

Passant à la question d’Alsace-Lorraine, Jaurès dit :

« Nous socialistes français, (…) nous répudions à fond, aujour­d’hui et à jamais, et quelles que puissent être les conjectures de la fortune changeante, toute pensée de revanche militaire contre l’Allemagne, toute guerre de revanche. (…Touché, citoyen Renaudel ! — G.Z.) Car cette guerre irait contre la démo­cratie, elle irait contre le prolétariat, elle irait donc contre le droit des nations (…) le crime suprême, l’attentat suprême, qui puisse être commis (…) c’est de jeter les uns contre les autres les diverses fractions nationales de la grande patrie internationale. »

Et c’est là encore le langage d’un socialiste ferme et convaincu. Mais Jaurès dans ces questions était le Janus à double visage. Ce qui suit lui semble inspiré par un mauvais esprit. D’une main il sème le socialisme, la haine de l’impérialisme ; de l’autre, bien que son geste soit hésitant, contenu, comme honteux, il laisse choir les graines qui, depuis, ont donné une si abondante moisson au socialisme chauvin…

La France, nous assure Jaurès, a « éliminé le césarisme ». « Si la nation française était conduite à la guerre, ce serait ou par une agression du dehors, ou par l’effet indirect et imprévu de combinaisons dont elle n’aurait pas mesuré les conséquences »….

Dans cette phrase qui semble incidente, il faut voir sans nul doute une allusion à ce que, en cas de guerre défensive, les ouvriers soutiendront « leur » gouvernement. L’orateur semble avoir oublié ce qu’il vient de dire sur les feuilles de figuier… Car la théorie de la guerre défensive est bien la feuille de figuier préférée de MM. les impérialistes.

Mais continuons :

« l’alliance franco-russe n’a jamais été offensive (…) Dans la réconciliation avec l’Italie, dans le rapprochement avec l’Angleterre, ils [les socialistes et les républicains français] saluaient une garantie nouvelle pour la paix, pour le développement de l’esprit de liberté en Europe. (…) C’était là, je vous l’affirme, la pensée presque unanime des Français. (dont il faut excepter ici les impérialistes qui dirigeaient, en fait, la politique étrangère ! — G. Z.). L’opinion française (…) ne s’est pas rendu d’emblée un compte suffisant des intérêts que l’Allemagne pouvait avoir au Maroc. (…) [La] faute la plus grave [de la diplomatie allemande], c’est de n’avoir pas averti à temps et assez nettement l’opinion française du prix qu’elle attachait aux intérêts de l’Allemagne au Maroc et des inquiétudes que l’accord franco-anglais lui inspirait a cet égard. (…) » (Comme s’il suffisait d’avertir, de faire connaître pour que tout s’arrange ! — G. Z.)

Où sont dans tout ceci les intérêts des coteries impérialistes qui tiennent entre leurs mains les intérêts du monde ?

Mais lisons encore :

« Si on attendait de nous, directement ou indirectement, une répudiation de l’amitié franco-anglaise, nous serions irréductibles (…) l’entente de la France et de l’Angleterre est une victoire de la civilisation et une garantie pour la paix. Que les deux peuples longtemps divisés aient su dissiper les malentendus, dominer les défiances, c’est un effort de sagesse et de raison, et un salutaire exemple. »

C’est à n’y pas croire ! Le rapprochement de la France et de l’Angleterre s’est accompli d’après la formule : « L’Egypte en échange du Maroc, le Maroc en échange de l’Egypte ! » Nul ne l’ignore. Ni les impérialistes français, ni les impérialistes anglais n’en ont fait mystère. Et ce rapprochement n’a pas été un « gage de paix » ; il a marqué au contraire l’approche de la guerre entre les deux grands trusts impérialistes rivaux. Et Jaurès, qui connaissait admirablement la politique extérieure, qui était mieux que personne au courant des intrigues dans les coulisses et les ficelles secrètes de la diplomatie européenne, Jaurès en parle au nom de ses théories socialistes-pacifistes — comme d’une victoire de la paix, etc. Il va même jusqu’à affirmer que les bases de l’entente cordiale franco-anglaise ont été jetées « par les travailleurs français et anglais ».

Cette façon de comprendre l’entente anglo-française et la triplice n’était pas fortuite chez Jaurès. Il publie en 1907 dans l’organe de la libre-pensée libérale allemande, le Berliner Tageblatt, un article-programme qui fait grand bruit et suscite, de la part des marxistes allemands représentés par Rosa Luxemburg les plus vives protestations ; Jaurès écrit :

« L’entente entre la France, l’Angleterre et la Russie, la Triple-Entente n’est pas en elle-même une menace à la paix. Elle peut au contraire poursuivre des buts pacifiques et exercer son influence en faveur de la paix. Cette entente démontre en tout cas que des antagonismes que l’on croyait irréductibles peuvent être surmontés. Au temps de Fachoda, il parut que la France et l’Angleterre étaient à la veille de la guerre ; ces deux puissances viennent de conclure maintenant l’Entente Cordiale. N’étant encore qu’un enfant, j’entendis répéter à l’école que la Russie et l’Angleterre étaient en Asie des ennemis irréconciliables. — Et vous voici arrivés à l’entrevue de Réval qui solutionne par un accord les questions litigieuses en Asie et peut-être en Europe.

Est-il donc impossible de régler de même les litiges entre l’Allemagne et l’Angleterre ?

La nouvelle triple entente pourra même concourir à cette solution si la France a la juste notion de son rôle et si à côté de la notion de sa force, elle place la notion de son droit. »

Encore une fois, c’est à un degré stupéfiant que les rêveries pacifistes obscurcissaient la vision de Jaurès ! Jaurès connaissait tous les dessous de la diplomatie européenne. Sa situation dans le monde politique français lui permettait d’étudier tous les jours l’anatomie et la psychologie du capital financier. Toutes les innombrables « affaires » au cours desquelles deux coteries du capital financier entraient en conflit se déroulaient sous ses yeux. Il arrivait même souvent que leurs querelles nécessitaient l’intervention des commissions parlementaires. Et c’est Jaurès que l’on nommait alors à la présidence des commissions d’enquête (affaire Rochette, affaire Caillaux) comme le seul homme probe et désintéressé.

On ne peut concevoir que Jaurès — en 1908 — ne comprît pas quels intérêts matériels de groupes nettement impérialistes se dissimulaient derrière les accords diplomatiques dont il parle dans lies lignes citées plus haut ! Pouvait-il ne pas comprendre que le partage de l’Asie — à commencer par la Perse — n’a rien qui puisse réjouir un socialiste ? Pouvait-il ne pas comprendre le rôle de cet accord anglo-russe dans la politique intérieure de la Russie ?

Rosa Luxemburg avait parfaitement raison d’écrire en termes indignés, dans sa lettre ouverte à Jaurès :

« Qu’eussiez-vous dit s’il se fût jamais trouvé en Allemagne, ou en Russie, ou en Angleterre, des socialistes et des révolutionnaires qui « dans l’intérêt de la paix » eussent défendu l’alliance avec le gouvernement de la restauration, ou bien avec le gouvernement de Cavaignac, — ou avec celui de Thiers et de Jules Favre ; et l’aient couverte de leur autorité morale ? »

La question d’Orient était dès lors la pomme de discorde entre les deux impérialismes. Autour de la Turquie la mêlée des intérêts capitalistes devenait terriblement âpre. On ne pouvait pas ne pas s’en apercevoir. Et pourtant Jaurès, dans le même article de fond — publié par un journal qui défendait les intérêts de l’impérialisme allemand — invite les impérialistes à se partager pacifiquement le gâteau turc.

« C’est un grand malheur que l’Allemagne semble se solidariser avec la Turquie. (…) Si l’Allemagne avait élevé en son temps, à Constantinople, la voix de la raison, la tâche des amis de la paix en eût été facilitée pour donner au rapprochement entre la France, la Russie et l’Angleterre un caractère véritablement pacifique et hâter de la sorte l’heure où la Triple Entente et la Triple Alliance pourront s’unir en une vaste entente européenne.

Je peux dire que les socialistes français travaillent dans la mesure de leurs forces et avec une passion ardente à la réalisation de ce dessein ».

Les socialistes français eussent difficilement trouvé un objet moins digne de leurs efforts. Rêver de réconcilier par des prêches de morale les deux trusts impérialistes — et qualifier cela de « politique réaliste » ! Jaurès prouve ainsi — et de façon frappante — qu’on ne peut être un grand utopiste et n’avoir qu’une toute petite utopie….

C’est en vain que Rosa Luxemburg lui démontra dans sa lettre ouverte que les intérêts des Etats capitalistes actuels, en politique étrangère, diffèrent selon qu’on les envisage du point de vue des classes gouvernantes ou de celui du prolétariat. C’est en vain qu’elle lui rappela — ce qu’il ne pouvait d’ailleurs pas ne pas savoir — qu’il ne s’agit pas uniquement de politique coloniale. C’est en vain qu’elle l’invita à démasquer les mensonges des deux diplomaties en présence an lieu d’encourager leurs manœuvres. Jaurès continua à se croire dans le bon chemin.

Dans les citations que nous avons empruntées à un discours et à un article d’un représentant autorisé de la IIe Internationale, toutes les contradictions de cette Internationale même sont visibles. En de nombreuses résolutions, la IIe Internationale dénonçait cruellement l’impérialisme et conviait les travailleurs à une lutte impitoyable contre la guerre. Mais il tolérait pourtant les phrases sur « la guerre défensive », sur la « défense nationale », les accords pacifiques, etc., qui ont servi par la suite de point de départ à la bacchanale du chauvinisme socialiste.

Quatre jours avant sa mort, à la veille même de la guerre Jaurès parlant à Lyon-Vaise reconnaissait le caractère impérialiste de la guerre imminente. Démocrate probe, il ne ménageait pas son propre gouvernement. « La politique coloniale de la France était coupable », disait-il, et la « politique étrangère qui craint la lumière était l’alliée principale de cette dernière ».

Ainsi s’exprimait encore Jaurès en juillet 1914. Et pointant, on a peine à ne pas croire que Jaurès, s’il avait échappé aux balles de son assassin, eût suivi la même politique que ses successeurs actuels. Vaillant, Sembat et leurs amis, ne connaissaient-ils pas comme Jaurès le caractère véritable de la guerre qui approchait ? Le pacifisme démocratico-bourgeois avait des racines trop profondes chez Jaurès pour qu’il pût surmonter les vieilles traditions de la bourgeoisie française révolutionnaire, pour qu’il pût se débarrasser de l’idée de défense nationale et surmonter les contradictions intérieures dont est morte la IIe Internationale. Jaurès, qui a pris une part si importante à la rédaction des résolutions de Stuttgart et de Bâle — résolutions où il n’y avait pas un mot sur la défense nationale, mais qui invitaient le prolétariat à consacrer toute son attention à la lutte contre l’impérialisme, — Jaurès écrivait à peu près à la même époque son livre sur l’Armée nouvelle, dont la défense de la patrie est l’idée maîtresse. Et défendant le projet d’une réforme radicale de l’armée française, il faisait surtout valoir qu’elle accroîtrait les forces de la France, que l’armée nouvelle pourrait mieux défendre le territoire national… Dans le projet de loi de réforme militaire annexé à son livre, Jaurès énonce dès le premier de ses 18 articles le devoir de tout citoyen âgé de 20 à 45 ans de participer à la défense nationale. — C’est écrit après le Congrès de Stuttgart, après le conflit marocain, à la veille de l’expédition italienne en Tripolitaine et de la première guerre des Balkans, 4 ou 5 années avant la première grande guerre impérialiste européenne. Il l’écrit à Paris, dans la capitale de l’une des plus grandes puissances coloniales ! Et l’homme qui écrit cela connaissait mieux que personne l’envers de la politique internationale des « grandes » puissances, pouvait de plus près que tout autre socialiste observer les vilenies, le caractère réactionnaire, l’esprit de lucre et de pillage de la politique de la ploutocratie financière jouant le destin des patries !

Jaurès connaissait naturellement tous les mobiles de la politique coloniale. Il reconnaissait que les « bandits colonisateurs » pouvaient d’un moment à l’autre provoquer la guerre. Parlant du congrès de Stuttgart, il disait à Paris (1907) :

« Au moment où je vous parle, il y a des flibustiers, il y a des journalistes de proie, il y a des banquiers d’audace, il y a des capitalistes cyniques qui rêvent au Maroc une grande expédition fructueuse.

Contre ces projets, contre la guerre, il faut lutter de toutes nos forces. Mais par quels moyens ? »

L’arbitrage constitue la revendication essentielle de Jaurès :

Quand un litige commencera, nous dirons aux gouvernants : Entendez-vous par vos diplomates. Si vos diplomates n’y réussissent pas, allez devant les arbitres que vous avez désignés vous-mêmes, inclinez-vous devant eux ; pas de guerre, pas de sang versé : l’arbitrage de l’humanité, l’arbitrage de la raison. Et si vous ne le voulez pas, eh bien, vous êtes un gouvernement de scélérats, un gouvernement de bandits, un gouvernement de meurtriers. Et le devoir des prolétaires, c’est de se soulever contre vous, c’est de prendre, c’est de garder les fusils que vous leur mettez en mains, mais non pas… (…)

C’est une révolution qui sortira non seulement du cœur du prolétariat révolté à la seule pensée de la guerre où on veut l’entraîner contre d’autres prolétaires ; cette révolution jaillira aussi de la conscience même du pays. (…)

« Vous voulez la paix ? Allons devant les arbitres » (…)

Ou s’ils ne le veulent pas, s’ils continuent alors à mobiliser leurs bataillons, ce sera pour écraser le prolétariat et le prolétariat se défendra lui-même en défendant la patrie de la Révolution. »

L’arbitrage ou la révolution ! Le biographe de Jaurès résume ainsi son point de vue. Et ce dilemme caractérise on ne peut mieux le tribun disparu.

La classe ouvrière doit s’insurger… au nom de l’arbitrage, pour contraindre les gouvernements à s’incliner devant le tribunal arbitral de la Haye !

Peut-on concevoir plus parfaite utopie ?

Tout le jauressisme est là : pacifisme à doublure révolutionnaire.

D’une part, les appels les plus révolutionnaires, la dénonciation impitoyable des flibustiers « coloniaux ».

De l’autre, cette déclaration : « aucune contradiction pour les prolétaires socialistes et internationalistes à participer de façon active à l’organisation populaire de la défense nationale ».

D’une part, l’intelligence la plus nette du rôle du militarisme entre les mains des impérialistes. — De l’autre, les projets de création de « l’armée nouvelle », d’une « armée idéale au service de l’idéal ». — Jaurès, écrit son biographe, « aime passionnément l’armée parce qu’il adore la France. ». Tout Jaurès est là.

 

 

A la mémoire de Jaurès

Grigori Zinoviev

31 juillet 1919

Cher camarade Loriot !

Cinq ans se sont écoulés depuis le jour mé­morable où la bourgeoisie française, par la main de son agent Villain, a tué traîtreuse­ment le glorieux tribun des ouvriers français, Jean Jaurès. L’assassinat de Jaurès fut un triomphe non seulement pour la bourgeoisie française, mais aussi pour la bourgeoisie rus­se. L’enquête n’a pas établi exactement le rôle joué par l’ambassade du tsar à Paris dans l’as­sassinat de Jaurès. (D’ailleurs, cette enquête ne s’était pas assigné pour but de découvrir les véritables auteurs de ce crime monstrueux, mais bien au contraire d’effacer leurs traces. Elle a été menée de façon à permettre à la justice de classe d’acquitter l’assassin de Jau­rès, ce à quoi ont réussi les agents du capital français.

Soit dit entre parenthèses : il est hors de doute que la bande tsariste et la bourgeoisie monarchiste de la Russie non seulement ont approuvé l’infâme assassinat de Jaurès, mais encore l’ont inspiré jusqu’à un certain point. MM. Milioukov et Sazonov, qui ont trouvé un chaleureux accueil à la Bourse de Paris, ont certainement poussé un soupir de soulage­ment  quand ils apprirent, le 1er août 1914, que Jean Jaurès, — qui avait voué une haine ar­dente à l’alliance de réaction franco-russe et qui était l’ennemi passionné de la boucherie impérialiste, — n’était plus au nombre des vi­vants.

Aujourd’hui, quand les ouvriers du monde entier commémorent la triste date du cinquiè­me anniversaire de la mort du chef aimé des prolétaires français, nous nous rappelons ce que disait Jaurès, fort peu de temps avant son assassinat. Vous vous souvenez, camarade Lo­riot, du discours prononcé par feu Jaurès qua­tre jours avant sa mort, dans une réunion pu­blique à Lyon-Vaise. Déjà alors les grandes li­gnes de la tuerie impérialiste imminente se dessinaient avec une netteté parfaite. Jaurès voyait très clairement que la guerre, préparée par la bourgeoisie des deux coalitions pendant une série d’années, était inévitable. Dans ce remarquable discours, qui fut le chant du cy­gne du grand tribun, Jaurès s’exprimait ainsi :

« Citoyens, la note que l’Autriche a adressée à la Serbie est pleine de menaces. (…) l’Allemagne fait savoir qu’elle se solidarisera avec l’Autriche (…) Mais alors, ce n’est plus seulement le traité d’alliance entre l’Autriche et l’Allemagne qui entre en jeu, c’est le traité secret mais dont on connaît les clauses essentielles, qui lie la Russie et la France. (…) Dans une heure aussi grave, aussi pleine de périls pour nous tous, pour toutes les patries, je ne veux pas m’attarder à chercher longuement les responsabilités. (…) Lorsque nous [les so­cialistes français] avons dit que pénétrer par la force, par les armes au Maroc, c’était ouvrir l’ère des ambitions, des convoitises et des conflits, on nous a dénoncés comme de mauvais Français (…). Voilà, hélas! notre part de responsabilités, [c'est-à-dire de la France] et elle se précise, si vous voulez bien songer que c’est la question de la Bosnie-Herzégovine qui est l’occasion de la lutte entre l’Autriche et la Serbie et que nous, Français, quand l’Autriche annexait la Bosnie-Herzégovine, nous n’avions pas le droit ni le moyen de lui opposer la moindre remontrance, parce que nous étions engagés au Maroc et que nous avions besoin de nous faire pardonner notre propre péché en pardonnant les péchés des autres. (…)

Et alors notre ministre des Affaires étrangères disait à l’Autriche : « Nous vous passons la Bosnie-Herzégovine, à condition que vous nous passiez le Maroc »(…)

Nous disions à l’Italie. « Tu peux aller en Tripolitaine, puisque je suis au Maroc, tu peux voler à l’autre bout de la rue, puisque moi j’ai volé à l’extrémité. »

Ces deux brefs dialogues qui résumaient, d’après Jaurès, le fond même de la politique étrangère des « grandes » puissances telles que la France, l’Autriche, l’Italie, sont suffisamment transparents…

Mais écoutez la suite :

« Les Russes qui vont peut-être prendre parti pour les Serbes — continue Jaurès, — (…) vont dire « Mon cœur de grand peuple slave ne supporte pas qu’on fasse violence au petit peuple slave de Serbie. » Oui, mais qui est-ce qui a frappé la Serbie au cœur ? Quand la Russie est intervenue dans les Balkans, en 1877, et quand elle a créé une Bulgarie, soi-disant indépendante, avec la pensée de mettre la main sur elle, elle a dit à l’Autriche : « Laisse-moi faire et je te confierai l’administration de la Bosnie-Herzégovine » (…) Dans l’entrevue que le ministre des Affaires étrangères russe a eu avec le ministre des Affaires étrangères de l’Autriche, la Russie a dit à l’Autriche : « Je t’autoriserai à annexer la Bosnie-Herzégovine à condition que tu me permettes d’établir un débouché sur la mer Noire, à proximité de Constantinople. »

Résumant la situation, Jaurès dit littérale­ment :

« La politique coloniale de la France, la politique sournoise de la Russie et la volonté brutale de l’Autriche ont contribué à créer l’état de choses horrible où nous sommes. L’Europe se débat comme dans un cauchemar. »

El il tira la conclusion pratique :

« Citoyens, si la tempête éclatait, tous, nous socialistes, nous aurons le souci de nous sauver le plus tôt possible du crime que les dirigeants auront commis… »

Telles furent les paroles prophétiques de Jaurès. Mais à peine les yeux de Jaurès se fu­rent-ils fermés pour toujours que ses chétifs « épigones » passèrent du côté de la bour­geoisie française qu’ils continuent de servir fidèlement jusqu’à ce jour. Jean Jaurès haïs­sait passionnément la malhonnête alliance franco-russe, entachée de violence, c’est-à-dire l’alliance de la ploutocratie française avec le tsar et la bourgeoisie russe. Les social-traîtres français, tout, en affirmant cyniquement que les enseignements de Jaurès sont sacrés pour eux, demeurent fidèles aux traditions de cette alliance franco-russe réactionnaire. Car l’appui fourni à Koltchak, le fait de soutenir Sazonob, Savinkov, Maklakov et Tchaïkovsky, c’est la continuation (dans des conditions différentes seulement) de l’alliance, basée sur la violence des bandits du capital français avec les vau­tours du capitalisme russe chassés de Russie.

La bourgeoisie française, qui a inspiré l’as­sassinat de Jaurès, joue maintenant le rôle de l’élément le plus réactionnaire existant parmi les impérialistes internationaux. Elle organise ouvertement une campagne contre la rouge Hongrie et contre le gouvernement ouvrier et paysan de Russie. Elle s’est tellement enhardie qu’elle proclame ouvertement pour son héros Villain, l’assassin, dont elle a obtenu l’acquit­tement en lançant un défi à la classe ouvrière française.

Mais le prolétariat français, nous en sommes persuadés, restera fidèle aux meilleures traditions de Jaurès. C’est le sang de Jaurès qui a cimenté les premiers détachements des ouvriers internationalistes français. L’érection de son monument à Paris a été l’occasion de la première manifestation en masse des ou­vriers français en l’honneur de la révolution prolétarienne russe et en faveur de la dictature du prolétariat.

Les ouvriers russes ont élevé dans leur ca­pitale rouge, Moscou, dès l’année dernière, un monument à Jean Jaurès.

Si Clemenceau et Pichon avaient les mains entièrement libres, nous sommes persuadés qu’en réponse à cet acte ils auraient érigé aux Champs-Elysées un monument à Nicolas Romanov et à Grégoire Raspoutine. Les gens qui ont acquitté Villain sont capables d’un tel cynisme.

Jaurès a appris aux ouvriers français à haïr le tsarisme russe. Il considérait comme un des principaux buts de sa vie de démasquer l’alliance de réaction de la bourgeoisie française avec la ploutocratie russe. Celte propagande de Jaurès a pénétré profondément au cœur du prolétariat français. La semence répandue par Jaurès donnera, nous en sommes convaincus, une riche moisson. Les ou­vriers français serrent les rangs chaque jour davantage, ils voient maintenant clairement quand la guerre a été menée « jusqu’au bout », que le capital français a remporté une « vic­toire complète », que l’impérialisme français a imposé au peuple allemand la paix de bri­gandage qu’est la paix de Versailles. Et après ! L’ouvrier français a-t-il l’existence pins facile ? Le paysan français s’est-il enrichi, le soldat français peut-il respirer librement ? Non, et mille fois non ! Comme auparavant, la bour­geoisie continue à nager dans le luxe, comme auparavant des dizaines do millions de travailleurs continuent à mener une existence misé­rable.

La révolution prolétarienne mondiale est inévitable. C’est maintenant clair pour tous ceux qui veulent regarder les événements on face.

Le Comité Exécutif de l’Internationale Communiste envoie en votre personne, camarade Loriot, un salut fraternel à la classe ouvrière française, aux travailleurs paysans, aux sol­dats et aux marins loyaux de votre pays. La mémoire de votre chef Jean Jaurès est vénérée par les ouvriers conscients de tous les pays. Gloire et souvenir éternels à Jean Jaurès !

Vive la Révolution prolétarienne univer­selle !

Le président du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste

G. ZINOVIEV.

Le 31 juillet 1919.

La cellule d’entreprise, l’activité à l’entreprise: rappels théoriques essentiels de nos camarades portugais

Le rôle et l’importance des cellules d’entreprise dans l’organisation du parti, article théorique du PCP

Le lien du parti aux masses dans les entreprises et les lieux de travail. 

De Manuel Gouveia, membre du Comité Central du Parti Communiste Portugais 

 

Traduction AC pour http://solidarite-internationale-pcf.over-blog.net/

 

Comme tout élément inséré dans un processus historique, le lien du parti aux masses ne se décrète pas, ne se décide pas lors des congrès, et n’est pas quelque chose d’acquis, de garanti où nous le construisons, d’inatteignable où il n’existe pas aujourd’hui. Il dépend de la justesse de nos orientations, dans la mesure où celles-ci guident notre action, de nos priorités, de notre ligne politique. Et d’une pratique révolutionnaire qui concrétise ces orientations.

Car, dans le travail du Parti, nous ne pouvons pas dissocier les orientations de leur concrétisation. Il ne sert à rien d’avoir des positions correctes si après leur élaboration collective, on oublie leur mise en œuvre collective. Le Parti s’est toujours fixé le lien aux travailleurs dans les entreprises et les lieux de travail comme la priorité des priorités. Mais il n’a pas toujours eu la capacité de mettre en œuvre cette orientation.

Le militant communiste

Le parti se construit avec des militants, des hommes et des femmes qui intègrent leur action individuelle dans le collectif du parti. C’est dans le militant communiste que réside l’essentiel du lien du parti aux masses. Par ce qu’il apporte au Parti de son lieu de travail, de son entreprise, de son secteur, de sa classe. Par ce que le Parti lui apporte à son tour.

Augmenter le nombre d’adhérents du PCP dans les entreprises et les lieux de travail est une condition nécessaire (bien qu’insuffisante) du renforcement du lien du parti aux travailleurs. Dans les entreprises dans lesquelles le Parti est déjà organisé, le recrutement doit être lui-aussi organisé: en élaborant des listes des travailleurs à contacter, en définissant la meilleure manière de les aborder chacun, tout en faisant un contrôle régulier de l’exécution des tâches. Dans les autres entreprises, il faut être capable de définir des priorités, de canaliser les forces dans l’action militante, d’élaborer des plans de travail et de contrôler l’exécution des tâches. Sans oublier que, dans la définition des priorités, il faut certes prendre en compte les facteurs objectifs (nombre de travailleurs, importance stratégique), mais les facteurs subjectifs ne peuvent pas être sous-estimés (par exemple, les conséquences de la situation sociale concrète de l’entreprise). Et enfin il faut orienter les nouvelles adhésions de travailleurs vers les cellules d’entreprise pour organiser le travail dans les entreprises.

Trop de fois nous pensons avoir terminé ici le processus de recrutement des nouveaux militants. Et c’est bien de militants que nous parlons. Il faut donc transformer chaque nouvel adhérent du PCP en un nouveau militant communiste, par son intégration dans un collectif, sa formation et sa responsabilisation.

La cellule d’entreprise.

La construction de cellules dans les entreprises (*) est un pas décisif pour le renforcement des liens qu’entretient le Parti avec les travailleurs. L’analyse de la situation concrète, les grandes lignes de l’action militante, le lien entre l’action dans chaque entreprise et l’action générale des travailleurs portugais doit être fait au niveau de la cellule. Ce n’est pas tant ici le nom de la chose qui est déterminante, mais plutôt la chose en soi. Au Parti, il ne suffit pas qu’il existe une cellule d’entreprise. Il faut qu’elle vive comme une cellule d’entreprise.

Des exemples récents illustrent comment on certaines cellules d’entreprises peuvent se réduire à une coquille vide.

Le rôle de direction de l’action militante des communistes à l’entreprise se trouve par exemple transféré au syndicat, notamment parce que l’on ne remplace pas à temps les travailleurs partant à la retraite par des travailleurs actifs.

Autre exemple : quand nous laissons l’activité des cellules se réduire à la simple exécution des orientations (au sens large, c’est-à-dire impression, propagande suivant des lignes de travail, des priorités, etc.) produites à des niveaux supérieurs, aussi importante et décisive soit cette partie du rôle de la cellule – et elle l’est!

Non moins grave est le cas où une cellule d’entreprise se détache de la lutte générale des travailleurs portugais et des tâches que le Parti lui attribue dans cette lutte, et se dédie exclusivement à son entreprise comme si elle était sur une île.

Une cellule doit lier le Parti aux masses et les masses au Parti.

Organiser et diriger le mouvement ouvrier.

L’action des militants communistes dans les ORT [organisations représentatives des travailleurs – ce terme renvoie tant au syndicat qu'au Comité de Travailleurs – cf plus bas] tient une importance capitale dans le lien qu’entretient le parti avec les masses, par la contribution décisive qu’ils apportent au fonctionnement des ORT, en impulsant une action conséquente, en combattant l’opportunisme, en les dynamisant et en renforçant leur prestige vis-à-vis des travailleurs, mais aussi par l’exemple qu’incarnent les militants communistes engagés dans les ORT, par le courage et la détermination dont ils font preuve, par l’esprit de résolution et les capacités d’organisation qu’ils démontrent.

La bourgeoisie et ses représentants dans le mouvement ouvrier, cherchent à enlever des mains des travailleurs, en l’institutionnalisant, l’action des ORT.

Dans le travail unitaire, pour que les liens avec les masses soient renforcés de manière permanente, il faut une pratique qui soit proche des lieux de travail, qui partent des problèmes concrets, qui élargisse la conscience de classe et politique, encourage la participation dans la lutte des travailleurs, et renforce dans ce processus les organisations de classe.

Le renforcement de l’organisation syndicale, particulièrement des réseaux de délégués et la syndicalisation, la création et le fonctionnement des CT [Comité de travailleurs – équivalent approximatif des comités d'Entreprise en France] et des sous-CT et le fonctionnement effectif des Commissions d’Hygiène et de Sécurité, sont des tâches centrales pour une cellule d’entreprise.

La propagande autonome des cellules d’entreprise.

Le parti arrive à surmonter une partie de la répression dont il est la cible, de la part des classes dominantes, par sa capacité à s’adresser directement aux masses. Mais il le fait toujours dans une atmosphère qui est polluée par les gigantesques moyens de propagande de l’idéologie dominante. Insérée dans une entreprise au cœur du conflit de classe, la propagande autonome des cellules d’entreprise prend une efficacité encore plus grande. En partant des problèmes concrets et de son engagement dans la lutte de classes, en proposant une perspective et en incluant dans cette perspective les objectifs et les formes de la lutte, la propagande des cellules d’entreprise joue un rôle inestimable dans le lien qu’entretient le parti avec les masses.

Là s’est manifestée une grave défaillance du Parti. Dans trop de situations, on a abouti à sous-estimer complètement ces tâches ou même à s’en écarter, en reportant les responsabilités du Parti vers la propagande et l’agitation du mouvement unitaire (à l’exception, et encore de manière trop sporadique, des périodes électorales). Au niveau de l’organisation régionale de Lisbonne, le contrôle de l’exécution régulière des tâches au niveau de l’exécutif de district a permis de sensibles améliorations dans ce domaine, bien que ce soit encore bien loin de ce qui est nécessaire et possible. Une expression concrète est le fait qu’il a déjà été édité une propagande spécifique en direction des travailleurs dans près de 60 entreprises de la région.

Le travail institutionnel et les entreprises.

La relation directe du travail institutionnel du parti avec la vie de l’entreprise, par le biais de l’action organisée du Parti dans celles-ci, résulte du travail de masse accompli. Ce lien donne du sens à l’existence d’élus communistes dans les institutions bourgeoises, contribue à l’élévation de la conscience politique des travailleurs et élargit les conditions de la lutte…

Comme dans tous les autres aspects du travail de masse, la force du Parti réside dans sa capacité à partir des masses pour aller jusqu’aux institutions et des institutions pour aller jusqu’aux masses sans jamais donner aux institutions le rôle de transformation sociale que seules les masses possèdent. L’importance d’une motion dans une assemblée locale, d’une question au Gouvernement ou d’une proposition de loi ne se mesure pas à la complexité technique nécessaire à son élaboration, mais plutôt à son impact auprès des masses.

Ce lien dépend fortement de la disponibilité, de la capacité et de la fermeté des groupes d’élus communistes dans les institutions. Mais de nombreuses expériences de travail impliquant les cellules du Parti dans l’Organisation régionale de Lisbonne, en lien avec le groupe des députés communistes à l’Assemblée de la République, montrent que cela dépend essentiellement des cellules d’entreprise, de leur capacité d’initiative et de direction.

« Avante! »

La vente organisée d’Avante! représente une étape supérieure dans lien qui unit le parti aux travailleurs au sein d’une entreprise. Par ce que cela signifie sur le plan de l’organisation, par son importance dans la formation et l’information des militants, par le fait que le noyau de lecteurs d’Avante! irradie ensuite toute l’entreprise.

Aujourd’hui, dans trop d’entreprises et de lieux de travail, nous n’arrivons pas à surmonter les difficultés objectives qui permettent de parvenir à cette étape supérieure du lien du parti avec aux masses. La diffusion d’Avante! ne doit pas se faire sur une base irrégulière. Il faut organiser sa distribution, sa diffusion et sa vente. Toutes les semaines. La tâche du diffuseur d’Avante!, qui ne peut être accomplie seulement par les militants les plus disciplinés du Parti, doit correspondre, dans la répartition des forces, au rôle prioritaire qu’elle représente.

Conclusion:

Le lien du Parti aux masses est le résultat d’une action militante patiente et collective, de courageuses et fermes direction et définition des priorités. Ce lien rend le Parti indestructible de l’extérieur. Mais ce n’est pas seulement notre propre survie qui nous pousse à l’action. C’est que nous savons – et nous ne pouvons pas l’oublier – que ce sont les masses qui seront les acteurs de leur propre libération.

Avec le mouvement ouvrier et le Parti à l’avant-garde.

 

(*) Je parle toujours de cellule d’entreprise par économie bien que la réalité offre plus de diversité, résultat des conditions objectives que nous rencontrons dans le développement de l’action du parti. Grosso modo, la cellule sera à l’entreprise à chaque fois que cela est possible, mais correspondra à un secteur ou une zone géographique chaque fois que cela sera nécessaire.

Numéro 301 de Juillet/Aout de O Militante, revue théorique du Parti Communiste Portugais: http://omilitante.pcp.pt/