Article du journaliste et historien marxiste indien, Vijay Prashad, paru sur le site CounterPunch le 27 décembre 2015, traduit par MlN pour Solidarité internationale PCF

Le titre original de l’article est « La brigade rouge : rassemblement et réflexion des communistes indiens ». Ici, « brigade rouge » fait référence au lieu où s’est déroulé le rassemblement de masse du Parti communiste indien à Calcutta parfois appelé « terrain de parade des brigades » en référence aux défilés militaires qui y sont organisés.

Autour d’un million de communistes et de sympathisants se sont rassemblés au centre de Calcutta lors d’un rassemblement de masse le 27 décembre 2015. Le rassemblement s’est déroulé dans un lieu [vaste espace vert au centre de Calcutta] appelé tantôt « le Maïdan » ou « Brigade Ground », terrain de parade [sorte de Champ de Mars]. Des drapeaux rouges étaient déployés d’un bout à l’autre du Maïdan. Deux événements distincts, mais liés, ont motivé cette démonstration de force. Le premier, d’importance : les élections à l’Assemblée du Bengale Occidental auront lieu en 2016. Le second est la tenue d’un plenum organisationnel par le Parti communiste d’Inde (Marxiste) [CPI-M], la première rencontre de ce type depuis 37 ans. Le plenum va durer quatre jours. Il va non seulement préparer le CPI-M aux défis électoraux à court terme mais aussi réfléchir à questions politiques à plus long terme. Le CPI-M demeure le plus important parti de gauche en Inde. Il travaille en partenariat étroit avec d’autres partis de gauche dans des alliances électorales et politiques.

Au Bengale Occidental.

Le « Front de gauche » était au pouvoir au Bengale Occidental depuis 34 ans jusqu’à ce que le parti populiste, qui penche à droite, « Trinamool Congress » (TMC) évince la gauche en 2011. Depuis lors, le TMC et son leader Mamata Banerjee ont ouvert les vannes de la violence contre la gauche. L’assassinat de ses leaders locaux est allé de pair avec la destruction de ses locaux. La presse bourgeoise a alimenté la violence avec un langage incendiaire (« La gauche continue à saigner », The Telegraph, 4 novembre 2014). Le secrétaire du CPI-M pour le Bengale, Surjya Kanta Mishra, a défini quatre axes de la répression: c’est une attaque contre la démocratie et les institutions démocratiques, une attaque contre les moyens d’existence des populations, une attaque contre la laïcité et une attaque contre la gauche. Au rassemblement, il a lancé le slogan : « Sortir Trinamool, sauver le Bengale ».

Il y a quelques mois, le moral était au plus bas chez les cadres de la gauche. Les agressions avaient produit leurs effets. Pour construire la dynamique de mobilisation pour le grand rassemblement (et en vue des élections), le CPI-M a organisé une campagne de masse avec des marches (« Jathas ») partant de chacun des 77.240 bureaux de vote de l’Etat du Bengale. Des groupes de communistes et de sympathisants, plus ou moins fournis, ont défilé là-même où c’était encore interdit il y a peu.

La violence a été au rendez-vous. Des militants du TMC ont bloqué une « jatha » alors qu’elle défilait dans la circonscription de Mishra à Narayangarh dans le sud-ouest du Bengale Occidental. Les agressions sur Mishra, qui est aussi le leader de l’opposition à l’assemblée de l’Etat du Bengale Occidental, et sur d’autres, n’ont pas empêché le mouvement des jathas d’avancer. Cela n’a pas été la seule attaque contre des jathas du CPI-M. A chaque fois qu’une jatha était bloquée, les cadres du CPI-M ont fait en sorte qu’elle puisse revenir sur le lieu de l’attaque et que la marche reprenne. Cela a constitué un symbole de confiance et de force. Il n’est pas étonnant qu’un million de personnes se soient rassemblées sur le champ de parade le 27 décembre.

Les élections qui arrivent dans l’Etat se présentent comme une épreuve complexe. Arithmétiquement, suivant les résultats des élections législatives nationales de 2015, le TMC peut perdre. Malgré une vaque en sa faveur, le TMC n’a atteint que 39% des voix et est minoritaire. Le reste des voix s’est partagé entre le Front de gauche (23%), le BJP de droite (17%) et le Parti du Congrès (10%). Mamata Banerjee a senti le danger. C’est pourquoi elle courtise, tour à tour, le BJP et le Parti du Congrès. Si l’un d’eux s’associe à elle, alors il est probable qu’elle sera imbattable. Mais les élections à venir ne se gagneront pas avec des totalisations de résultats d’élections passées.

Suite aux scandales de corruption qui ont touché le gouvernement TMC et à la dégradation des conditions de vie, on a assisté à un décrochage parmi les partisans du TMC. Où vont-ils aller ? La gauche aura à se battre pour regagner la confiance des ouvriers et des paysans qui sont allés vers le TMC depuis la fin des années 2000. C’est la seule voie. Mais la gauche sera-t-elle en mesure de tirer vers elle suffisamment de personnes d’ici les élections de cette année ?

L’arithmétique des alliances est une sirène qui peut aussi se révéler trompeuse. Tout accord avec le BJP est impossible. Ce parti est engagé dans une politique ethno-nationaliste, économiquement néolibérale. Le Congrès est théoriquement attaché à la laïcité mais les problèmes les plus importants avec lui sont d’ordre économique et politique. Une des préoccupations du « Front de gauche » est d’appeler les électeurs du Congrès à abandonner leur parti au nom de la démocratie. Mais cet appel à rejoindre les communistes est transcrit dans la presse comme un appel à une alliance électorale avec le Congrès. Le Congrès n’est pas un allié valable. C’est aussi un allié non viable. En 2016, la gauche se présentera aussi aux élections à l’assemblée de l’Etat du Kerala où le principal adversaire sera le parti du Congrès. Ce sera difficile pour la gauche de travailler avec le Congrès dans un Etat et de le combattre dans un autre.

Le temps est compté à la gauche pour régler ces questions au Bengale Occidental. Une gauche forte peut-elle émerger non seulement sur le Maïdan mais aussi dans les urnes ? Ce n’est pas une question théorique. L’épreuve se jouera dans les villages et les faubourgs du Bengale Occidental. Il faudra une bonne dose de courage aux militants de gauche pour donner confiance à leurs partisans. Comme le secrétaire général du CPI-M Sitaram Yechury l’a dit récemment, la Gauche ne pourra gagner que « si les liens de notre parti avec notre peuple s’approfondissent – avec des communistes dans le peuple comme des poissons dans l’eau ».

Le Plenum

Le CPI-M tient son plenum à ce moment pour discuter de la capacité de la classe ouvrière et de la paysannerie à constituer leurs propres organisations. Les syndicats dans les usines et les champs sont en recul devant les mécanismes créés par le capital pour saper leurs possibilités de s’organiser. Les unités de production sont éparpillées dans le monde à une telle échelle que les ouvriers sont contraints de se concurrencer entre eux au bénéfice du capital. La mécanisation de la production déplace les travailleurs réduisant des centaines de millions de personnes à accepter n’importe quel emploi. Près de 90% des travailleurs indiens sont ainsi employés dans le secteur informel.

Au cours de la dernière année, le CPI-M a étudié les changements des conditions socio-économiques en Inde et l’impact des politiques néolibérales sur les différentes classes. Après avoir tenté de comprendre ces évolutions, la direction du CPI-M a maintenant à déterminer comment organiser au mieux les ouvriers et les paysans. Comme Prakash Karat du CPI-M l’a expliqué, les nouvelles conditions exigent l’adoption de « nouveaux slogans, de nouvelles tactiques et de nouvelles formes d’organisation du travail pour développer le mouvement de classe et de masse ». Voilà ce qui sera au cœur des débats du plenum. Une part importante de la discussion portera sur les formes à adopter pour construire l’unité des travailleurs informels, des habitants des bidonvilles, des paysans itinérants sans terre : ce sont des travailleurs aussi et, même, ils constituent la masse de la classe ouvrière et de la paysannerie. Il n’existe pas de modèles tout faits pour indiquer la voie mais il y a des pistes, des idées nouvelles, comme d’organiser les travailleurs là où ils habitent plutôt que là où ils travaillent. Mais elles devront faire leur preuve dans les luttes.

Le CPI-M à lui seul compte plus d’un million de membres ayant la carte du parti. Des dizaines de millions de personnes appartiennent aux organisations de masse liées au CPI-M. Les partis avec lesquels il est allié – le CPI, le Parti socialiste révolutionnaire, le bloc « En Avant », le CPI-ML (Libération) et le SUCI (communiste) – apportent de leur côté leurs millions d’adhérents et de partisans. La gauche indienne vibre toujours. Mais elle a grandement souffert de défaites électorales (tout particulièrement au Bengale Occidental) et d’une lente défection de ses membres.

La Gauche doit non seulement créer des tactiques tenant compte du présent mais elle devra aussi tourner ses revendications vers le futur. Il ne coule pas de source pour tous que la gauche représente l’avenir, que la gauche peut réellement prendre le pouvoir et que, seule la gauche, peut trouver des solutions aux problèmes pressants d’aujourd’hui. La croyance que le futur appartient à la gauche n’existe plus. Elle doit être recréée, pas simplement par les luttes dans le présent, mais par une affirmation plus solide et confiante pour le futur. L’horizon de la gauche reste cantonné aux luttes actuelles. Il aura besoin d’être projeté dans le futur pour écarter la vision prédominante que l’avenir appartient à la droite. C’est ainsi que le marxiste péruvien, José Carlos Mariategui, voyait la situation en 1925.

« Ce qui différencie le plus clairement et le plus évidemment [la bourgeoisie et le prolétariat] dans cette ère, c’est le mythe. La bourgeoisie n’a plus de mythes. Elle est devenue incrédule, sceptique, nihiliste. Le mythe libéral ressuscité a lui aussi vieilli. Le prolétariat a un mythe : la révolution sociale. Il se dirige vers ce mythe avec une foi passionnée et active. La bourgeoisie nie ; le prolétariat affirme. Les intellectuels bourgeois s’occupent avec une critique rationaliste de la méthode, de la théorie, avec la technique révolutionnaire. Quel malentendu ! La force des révolutionnaires n’est pas dans leur science ; elle est dans leur foi, leur passion, dans leur volonté. C’est un pouvoir religieux, mystique, spirituel. C’est la force du mythe ».

Précisément ce que les communistes doivent invoquer, c’est le mythe de la révolution. La révolution est le sort que jette le sorcier du monde des morts et qu’il ne peut plus contrôler. Elle affirme la vie et apporte une alternative complète au présent. A défaut de ce mythe, restent les prétentions plus petites à gouverner – les communistes sont incorruptibles et dignes, capables de gouverner selon les besoins des gens plutôt que d’être simplement un frein à la corruption et à un système indigne. Les horizons plus larges qui étaient autrefois la marque de la gauche ont besoin ont besoin d’être ravivés à nouveau.

Le dernier livre de Vijay Prashad s’intitule « No Free Left : The futures of Indian Communism » (New Dehli LeftWord Books, 2015)