Repris des oeuvres complètes de Lénine aux éditions sociales, volume 22, pages 136 à 140. Au début de l’année 1916, Lénine incite les socialistes français à rompre avec les dirigeants socialistes, « socialistes-chauvins », passés, au nom de la phrase « mensongère » de la « défense de la patrie », dans le camp de la bourgeoisie, de façon évidente avec la guerre. Il met en garde contre « la fiction d’unité », « nuisible à la classe ouvrière » qui retient encore certains camarades. Il finit par la phrase: « Je fais confiance au prolétariat révolutionnaire français. Il saura activer aussi l’opposition française » avant d’adresser ses meilleurs voeux.
LENINE : LES TACHES DE L’OPPOSITION EN FRANCE (1916)
(lettre au camarade Safarov)
10 février 1916
Cher camarade, Votre expulsion de France, qui a été notamment annoncée, avec une protestation, jusque dans le journal chauvin « la Bataille », lequel n’a d’ailleurs pas voulu dire la vérité, à savoir que vous avez été expulsé en raison de vos sympathies pour l’opposition, votre expulsion donc m’a fait penser une fois de plus à la question délicate de la situation et des tâches de l’opposition en France.
J’ai vu à Zimmerwald Bourderon et Merrheim. J’ai entendu leurs rapports et j’ai lu ce que les journaux ont dit de leur activité. On ne peut, selon moi, avoir le moindre doute sur leur sincérité et leur dévouement à la cause du prolétariat. Mais il n’est pas moins évident que leur tactique est erronée. Ce qu’ils craignent tous les deux par-dessus tout, c’est la scission. Pas un geste, pas un mot qui puisse provoquer la scission dans le parti socialiste ou les syndicats ouvriers de France ou une scission dans la deuxième internationale, tel est le mot d’ordre de Bourderon et de Merrheim.
Cependant, la scission du mouvement ouvrier et du socialisme est un fait accompli dans le monde entier. La classe ouvrière se trouve en présence de deux tactiques et de deux politiques inconciliables en ce qui concerne la guerre. Il est ridicule de vouloir fermer les yeux là-dessus. Tenter de concilier l’inconciliable, c’est condamner toute notre action à l’impuissance. En Allemagne, même le député Otto Rühle, compagnon de lutte de Liebknecht, a reconnu ouvertement la scission inéluctable du parti, étant donné que la majorité actuelle et les « milieux dirigeants » officiels du parti allemand sont passés à la bourgeoisie. Les objections élevées contre Rühle et contre la scission par ceux que l’on appelle les représentants du « centre » ou du « marais », Kautsky et le Vorwärts, ne sont que mensonges et hypocrisie, si « bien intentionnée » que puisse être cette hypocrisie. Kautsky et le Vorwärts ne peuvent pas nier, ils n’essaient même pas de le faire, que la majorité du parti allemand fait en réalité la politique de la bourgeoisie. L’unité avec une pareille majorité est nuisible à la classe ouvrière. Elle signifie la soumission de la classe ouvrière à la bourgeoisie de « sa » nation, la scission de la classe ouvrière internationale. A la vérité, Rühle a raison de dire qu’il y a deux partis en Allemagne. L’un, qui est officiel, fait la politique de la bourgeoisie. L’autre, la minorité, lance des proclamations illégales, organise des manifestations etc. Il en est de même dans le monde entier, et les diplomates impuissants ou les gens du « marais », tels que Kautsky en Allemagne, Longuet en France, Martov et Trotski en Russie, font un mal énorme au mouvement ouvrier en défendant une fiction d’unité et en empêchant par là l’union indispensable et déjà mûre de l’opposition de tous les pays, la création d’une IIIe Internationale. En Angleterre, même un journal aussi modéré que le Labour Leader publie les lettres de Russel Williams sur la nécessité de la scission avec les « chefs » des trade-unions et le Labour Party qui a « vendu » les intérêts de la classe ouvrière. Et toute une série de membres de l’Independant Labour Party expriment dans la presse leur sympathie pour Russel Williams. En Russie, même le « conciliateur » Trotski est actuellement obligé de reconnaître la nécessité d’une scission avec les « patriotes », – c’est-à-dire avec le parti du « Comité d’organisation », le C.O., – qui approuvent l’entrée des ouvriers dans les comités des industries de guerre. Et c’est seulement par un faux sentiment d’amour-propre que Trotski continue à préconiser « l’unité » avec la fraction Tchkhéidzé de la Douma, qui est pour les « patriotes » et le Comité d’organisation » une amie fidèle, une couverture et une protection.
Même aux Etats-Unis d’Amérique, la scission est pratiquement totale. Car certains socialistes s’y prononcent pour l’armée, pour la « préparation » (« preparedness »), pour la guerre. Et les autres, dont le plus populaire des chefs ouvriers, Eugène Debs, candidat du parti socialiste à la présidence de la République, préconisent la guerre civile contre la guerre des peuples !
Voyez enfin les actes de Bourderon et Merrheim eux-mêmes ! A les entendre, ils sont contre la scission. Mais lisez la résolution présentée par Bourderon au congrès du Parti socialiste français. Elle réclame la démission des ministres socialistes !! Elle « désapprouve » nettement la C.A.P. et le G.P. (C.A.P. : Com. Adm. Perm., G.P. : Groupe Parlem.) !!! Il est clair comme le jour que l’adoption de cette résolution signifierait la scission et du parti socialiste et des syndicats, car MM. Renaudel, Sembat, Jouhaux et Cie ne l’accepteront jamais.
Bourderon et Merrheim partagent l’erreur, la faiblesse, la timidité de la majorité de la conférence de Zimmerwald. D’une part, cette majorité appelle indirectement dans son manifeste à la lutte révolutionnaire, mais craint de le dire franchement. D’une part elle écrit : les capitalistes de tous les pays mentent quand ils parlent de « défense de la patrie » dans cette guerre. D’autre part, elle a eu peur d’ajouter cette vérité évidente et que tout ouvrier pensant ajoutera d’ailleurs de lui-même, à savoir que le mensonge est le fait, non seulement des capitalistes, mais aussi de Renaudel, Sembat, Longuet, Hyndmann, Kautsky, Plechanoff et Cie !! La majorité de la conférence de Zimmerwald veut se réconcilier avec Vandervelde, Huysmans, Renaudel et Cie. Ce serait un mal pour la classe ouvrière, et la « gauche de Zimmerwald » a bien fait de dire ouvertement la vérité aux ouvriers.
Voyez l’hypocrisie des socialistes-chauvins : ils louent en France la « minorité » allemande, et en Allemagne la « minorité » française !!
Quelle énorme répercussion aurait l’intervention de l’opposition française si celle-ci affirmait ouvertement, hardiment, hautement, à la face du monde : nous ne sommes solidaires que de l’opposition allemande, que de Rühle et de ses amis !! Que de ceux qui ont résolument rompu avec le socialisme chauvin avoué ou camouflé, c’est-à-dire avec tous les partisans de la « défense de la patrie » dans la guerre actuelle !! Nous ne craignons pas, quant à nous, la rupture avec les « patriotes » français qui appellent « défense de la patrie » la défense des colonies, et nous appelons les socialistes et les syndicalistes de tous les pays à opérer la même rupture !! Nous tendons la main à Otto Rühle et à Liebknecht, à eux et uniquement à leurs amis politiques, nous stigmatisons la « majorité » et le « marais » en France comme en Allemagne. Nous proclamons la grande union internationale des socialistes du monde entier qui ont rompu, dans la guerre actuelle, avec la phrase mensongère de la « défense de la patrie » et qui travaillent à la propagande et à la préparation de la révolution prolétarienne mondiale !
Un appel de ce genre aurait une immense portée. Il ferait fuir les hypocrites, il mettrait en lumière et dénoncerait le mensonge international, il donnerait une vigoureuse impulsion au rapprochement des ouvriers du monde entier demeurés réellement fidèles à l’internationalisme.
La phrase anarchiste a toujours fait beaucoup de mal en France. Mais aujourd’hui, les anarchistes-patriotes, les anarchistes-chauvins, tels que Krotopkine, Grave, Cornelissen et autres chevaliers de la Bataille « Chauviniste » aideront à guérir de la phrase anarchiste un grand nombre d’ouvriers. A bas les socialistes-patriotes et les socialistes-chauvins, et aussi « à bas les anarchistes-patriotes » et les anarchistes-chauvins ! – ce cri aura de l’écho dans les cœurs des ouvriers de France. Non pas des phrases anarchistes sur la révolution, mais un travail de longue haleine, sérieux, opiniâtre, tenace, systématique, de création en tous lieux d’organisations illégales parmi les ouvriers, de diffusion des publications libres, c’est-à-dire illégales, et de préparation d’un mouvement des masses contre leurs gouvernants. Voilà ce qu’il faut à la classe ouvrière de tous les pays !
Il est faux de penser que « les Français ne sont pas capables » de faire un travail illégal systématique. C’est faux ! Les Français ont rapidement appris à se terrer dans les tranchées. Ils s’adapteront bien vite aux conditions nouvelles du travail illégal et à la préparation systématique d’un mouvement révolutionnaire des masses. Je fais confiance au prolétariat révolutionnaire français. Il saura activer aussi l’opposition française.
Meilleurs vœux, Votre Lénine.
P.-S. J’invite les camarades français à publier en tract la traduction (complète) de cette lettre.