Le 8 février 1962, Francis Virlouvet, jeune plombier et militant communiste, participe à la manifestation pour la paix et contre l’OAS. · quelques pas de Anne-Claude Godeau, Suzanne Martorell, Hyppolite Pina et Edouard Lemarchand. La charge des CRS les pièges dans l’escalier du métro Charonne avec des dizaines d’autres démocrates. Bilan de cette violence : 9 morts. Parmi eux, Anne, Suzanne, Hyppolite et Edouard.
» En décembre 1960, je rentrais d’Algérie. J’avais passé trente mois là-bas à Colomb-Béchar. J’avais 21 ans. C’est en revenant en France que j’ai adhéré au PCF. Le sort que la France faisait endurer à ce peuple me révoltait. Il faut dire que durant ma jeunesse à Saulieu j’avais été à bonne école. Mes oncles étaient des résistants. Francis Virlouvet, je porte le même prénom, que l’on surnommait » l’homme à la poussette « , se déguisait en clochard pour récupérer les tracts dans les imprimeries clandestines (notamment l’appel de juillet 1940) et ensuite les dispatcher sur Paris. Étienne Virlouvet était responsable de la récupération des armes sur l’ennemi. Il a été pendu par les pieds par les Allemands pour tenter de le faire parler.
Dans notre arrondissement, le rendez-vous à la manifestation du 8 février se situait au niveau du marché Secrétan. Nous étions une cinquantaine, des jeunes et des moins jeunes, et nous nous sommes dirigés vers le départ de la manifestation. Je ne me souviens plus où, peut-être vers la gare de l’Est. Des dizaines de groupes comme le nôtre convergeaient de toute la région parisienne. Notre mot d’ordre était simple : » Paix en Algérie et halte à l’OAS « .
Nous prenons le boulevard Voltaire, nous passons devant la mairie du 11e et nous arrivons vers le métro Charonne. Autour de moi, il y a des camarades de ma section, nous discutons, nous scandons nos slogans, mais d’une manière » paisible « . Et soudain des cris, des hurlements, et un mouvement de foule. Les CRS venaient de charger. Je me trouve pris dans une poussée terrible qui me projette avec des dizaines d’autres dans l’escalier du métro. Il a été dit que les grilles avaient été fermées, moi je ne m’en souviens pas. L’escalier s’est rapidement trouvé rempli à » ras bord « . C’était quelque chose de terrible. Les gens étaient les uns sur les autres, hurlaient et les CRS continuaient à matraquer. Ils ont arraché les grilles qui protégeaient les arbres et les ont lancé sur les manifestants prisonniers dans l’escalier. Les CRS se sont acharnés. Ils matraquaient, une fois, deux fois, trois fois, les premiers rangs et revenaient encore à la charge. Nous étions bombardés de grenades lacrymogènes. Pour ceux qui étaient dessous, l’air devenait irrespirable. · un moment, je me suis trouvé à côté d’Anne-Claude Godeau. Elle ne criait pas. Elle pleurait. Je ne voyais que sa tête et le début des épaules. Elle était prisonnière d’un magma humain. Il y avait peut-être cent personnes les unes sur les autres. Anne n’arrivait plus à respirer. J’ai essayé de la dégager. Je lui criais » essaye de bouger tes jambes, de sortir un bras « . Je l’ai poussé, tiré. Malheureusement je ne suis pas arrivé à la sortir. J’ai dû la laisser mourir. Elle avait 24 ans.
En revanche, on a réussi à dégager une autre camarade, à la descendre dans la station – c’est pour cela que je ne sais plus si les grilles du métro étaient ouvertes ou bien si elles l’ont été à ce moment. Dans la station, l’air était aussi irrespirable que dans l’escalier. Nous l’avons allongée sur le quai et j’ai tenté de la ranimer en pratiquant la respiration artificielle. C’était difficile car j’étais, moi aussi, comme les autres camarades, à moitié asphyxié par les gaz. Je continuais à entendre les insultes des CRS et les explosions des grenades lacrymogènes. J’entendais les cris de ceux qui n’arrivaient pas à se dégager pour se réfugier dans la station. Enfin une rame de métro est arrivée. Nous nous y sommes engouffrés en portant la jeune femme. Je ne savais pas si elle était morte ou vivante. Nous avons essayé encore de la ranimer. · la station suivante, d’autres camarades l’ont prise en charge. Je n’ai appris que le lendemain qu’elle aussi était morte. C’était Suzanne Martorelle. Elle avait 36 ans et était la maman de trois enfants. Après je ne me souviens plus trop de ce que j’ai fait. Il y avait des gens la tête en sang, d’autres soutenus par des camarades car ils avaient des membres brisés, d’autres encore qui pleuraient. Franchement je ne me souviens plus de ce que j’ai fait. Aujourd’hui encore je revois cet escalier, je sens l’odeur des lacrymogènes, et je revois les visages d’Anne et de Suzanne.