« Décroissance ou socialisme ? » par Domenico Moro

« Décroissance ou socialisme ? »

par Domenico Moro, économiste marxiste italien, membre du Parti des communistes italiens (PdCI) – 2011

Traduction AC pour http://solidarite-internationale-pcf.over-blog.net/

Ces dernières années s’est installée en Italie, comme dans d’autres pays avancés, ce qu’on appelle la théorie de la décroissance. Cette théorie tire sa fortune de divers facteurs. En premier lieu, de l’affaiblissement d’une tradition créative marxiste adaptée à notre époque, en partie en raison de l’offensive idéologique continue et massive à laquelle elle a été soumise de la part de la pensée dominante. La substitution de la contradiction homme-nature à celle travail salarié-capital, a été un des axes de cette offensive, qui a accordé une place centrale dans le débat public à des questions comme la crise écologique, l’épuisement des ressources naturelles et le changement climatique. Tous ces aspects ont contribué au développement de l’écologie comme courant politique autonome.

La décroissance, tout en appartenant à la tradition de l’écologie, en est une variante extrême. Selon la décroissance, il ne suffit pas d’éviter les gaspillages ou de miser sur un développement « durable » ou « éco-compatible » et sur les énergies renouvelables. Pour la décroissance, la seule planche de salut est de réduire drastiquement la consommation. Il ne suffit pas de stabiliser la croissance ou de réduire la stimulation compulsive de la croissance de la consommation, il faut revenir à des niveaux de consommation typiques d’une société pré-industrielle. La décroissance propose un modèle spécifique de société, « la société de la décroissance ». Celle-ci se caractériserait par une économie basée sur la petite propriété paysanne, locale et autarcique, dans laquelle les échanges entre divers territoires sont quasi inexistants, de fait une économie curieusement semblable à l’économie médiévale.

Une idée de société de ce type rentre pleinement dans le cadre des projets utopiques, qui abondent dans l’histoire des idées. Le retour à une société essentiellement paysanne, locale et autarcique impliquerait une régression de la société. Une économie basée sur l’auto-consommation annulerait les échanges et par conséquent réduirait à des niveaux très simples la division du travail. Cela se traduirait par l’affaiblissement de la productivité du travail lui-même, le développement scientifique et son application pour mettre les forces de la nature au service de l’Homme. Une économie de ce type pourrait soutenir au niveau mondial une pression démographique de quelques centaines de millions d’individus à l’échelle mondiale, et on comprend mal quel sort serait réservé aux sept milliards d’êtres humains que compte actuellement la planète.

Derrière la vision ingénue de la « société de la décroissance », plusieurs erreurs d’analyse, qui révèlent la faiblesse de ses fondements scientifiques, économiques et sociologiques. Une drastique réduction de la consommation et du développement est anti-historique, car cela ne s’est jamais produit dans l’historique que l’humanité régresse spontanément, et car il serait plus qu’improbable non seulement de ramener les centaines de millions d’européens et de nord-américains à la simple subsistance, mais surtout de nier à des milliards d’asiatiques, de latino-américains et d’africains la possibilité d’en sortir, comme en témoignent les soulèvements en Égypte et en Tunisie et les importants flux migratoires Sud-Nord actuels. Selon les théoriciens de la décroissance, ce serait la perspective millénariste et catastrophiste de la crise écologique et de l’épuisement des ressources naturelles qui se chargerait de convaincre des milliards d’individus de faire le grand bond en arrière.

Nous ne voulons pas nier la crise écologique, mais la décroissance oublie que les sources d’énergie et les technologies qui les utilisent ne sont pas des facteurs fixes dans l’histoire humaine. Elles sont des variablesdépendantes du développement des forces productives(en particulier de la recherche scientifique) et surtout, du moment que la technique n’est pas socialement neutre, de la modification des rapports de production. Ce qu’il faut comprendre, donc, c’est la cause de la crise écologique. La théorie de la décroissance fait fausse route en l’identifiant, en l’imputant exclusivement à l’industrie et à la consommation. Au contraire, la cause de la crise écologique est la même que celle de la crise économique, le mode de production capitaliste, basé sur la rapports de production travail salarié-capital. La consommation n’est pas la finalité du capital. La finalité du capital est le profit. Cela semble paradoxal, mais la théorie de la décroissance s’établit dans une phase historique où la consommation de masse, dans les pays les plus avancés, diminue et la pauvreté augmente, phénomènes allant de pair avec la contraction du salaire réel. Une phase dans laquelle les sociétés les plus avancées ne « croissent » plus, ou plutôt elles décroissent, à la suite d’une des crises les plus profondes de l’histoire du capitalisme. Et tout cela alors que ne cessent de croître les profits absolus, l’opulence des riches et donc que croissent leur – mais seulement la leur – consommation de luxe.

Pourtant, la décroissance nie que le problème soit celui des rapports de production basés sur le capital. Il nie également que la classe ouvrière puisse être la protagoniste de la transformation de la société et identifie socialisme et capitalisme comme des tendances nocives, développementalistes. La question devient ainsi éthique et morale, et la solution doit être recherchée dans un choix volontariste et individuel, dans la frugalité plutôt que dans la consommation équitable. La vraie question à poser, au contraire, avant même de savoir combien l’on produit, est pour quiet comment on produit. En effet, l’épuisement et le gaspillage des ressources humaines et naturelles dépendent non pas de l’industrie en soi, mais d’un système fondé sur la concurrence entre entreprises capitalistes et sur la recherche du profit maximal et le plus rapide possible. Cela dépend de l’anarchie d’un système sans direction unitaire et sans coordination, source de gaspillages et de sur-production, dans lequel l’homme et la société n’ont pas le contrôle sur les forces productives, qui pourtant les ont créées, mais par lesquelles ils sont dominés, comme si elles étaient des forces aveugles de la nature. Crise économique et crise écologique apparaissent ainsi comme des manifestations, bien que diverses, de la révolte de l’économie et de la nature contre l’irrationalité même de ce mode de production.

La décroissance ne peut pas être la solution, à savoir que sa théorie dissimule les causes et empêche de leur trouver une solution, dérivant vers des recettes utopiques et paradoxales. Ce qui est à affirmer, ce n’est pas un bond en arrière dans les degrés de civilisation, mais la nécessité de la production rationnelle et de la redistribution de la richesse sociale. Ce n’est pas la décroissance, mais la planification qui est la solution à l’anarchie du capital. En effet, seule la reprise en main des forces productives par les travailleurs librement associés selon un plan rationnel, le socialisme, peut permettre le dépassement des crises économiques et des crises écologiques. En ce sens, la critique de la décroissance n’est pas une excentricité découlant d’un purisme idéologique, mais une opération de clarification, nécessaire à la lutte qui attend ceux qui veulent changer réellement l’état des choses présent, et un jalon dans la reconstruction d’une pensée critique actuelle et fondée scientifiquement.

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